Hédi Baccouche : « La restauration de l’État est une impérieuse nécessité » en Tunisie

Destourien historique, en retrait depuis près de vingt-cinq ans, le premier chef de gouvernement de Ben Ali, Hédi Baccouche, sort de sa réserve. Et rappelle quelques vérités élémentaires sur l’histoire et la transition en Tunisie. Une interview parue dans J.A. n° 2762.

Hédi Baccouche à son domicile, à Tunis, le 20 novembre. © Ons Abid pour J.A.

Hédi Baccouche à son domicile, à Tunis, le 20 novembre. © Ons Abid pour J.A.

Publié le 24 décembre 2013 Lecture : 9 minutes.

Arrêté en février 1952 par les forces militaires coloniales pendant les événements qui conduiront à l’autonomie interne, puis à l’indépendance, Hédi Baccouche est d’abord un patriote engagé et un destourien convaincu. Familier des arcanes du pouvoir, ce natif de Hammam Sousse fut tour à tour gouverneur (Bizerte, Sfax et Gabès), conseiller du Premier ministre Hédi Nouira, ambassadeur (Berne et Alger) et ministre, mais connut de nombreuses disgrâces. Auteur de la déclaration du 7-Novembre (1987), qui scella la destitution de Habib Bourguiba, il sera le premier chef de gouvernement du président Ben Ali. Mais, très vite, il s’élèvera contre les dérives du régime, avant de prendre ses distances. Ses détracteurs continuent pourtant de lui reprocher d’avoir conduit l’exécutif pendant vingt-deux mois après la déposition de Bourguiba. À 83 ans, l’artisan du pacte national de 1988 entre le pouvoir et les principaux partis d’opposition demeure un observateur aussi avisé que critique de la scène politique tunisienne.

Jeune Afrique : Le dialogue national patine. Quelle est votre analyse ?

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Hédi Baccouche : Il y a des retards et des blocages, mais le quartet [UGTT, Utica, Ordre des avocats, LTDH] n’a pas baissé les bras. Le processus adopté est délicat, ce qui a rendu difficile un consensus pour le choix d’un chef de gouvernement. Mais d’autres écueils nous attendent : la formation d’un gouvernement, la désignation de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), l’adoption de la loi électorale et la finalisation de la Constitution. Il est à espérer que le choix d’un chef de gouvernement ouvre la voie à des élections démocratiques, libres et transparentes dans les meilleurs délais. Nous avons perdu beaucoup de temps. À la pression intérieure, de plus en plus forte, est venue s’ajouter, malheureusement, la pression extérieure. L’Union européenne, les États-Unis, l’Algérie et beaucoup d’autres pays amis qui avaient misé sur la révolution ont cherché à faire aboutir le dialogue national. Je rends hommage à cet égard au président Abdelaziz Bouteflika, lequel a, fraternellement, poussé au consensus, afin que nous luttions ensemble et plus efficacement contre le terrorisme. L’étranger exerce actuellement sur nos autorités une pression forte, insistante et déterminante. Ne pas s’y plier, c’est se mettre dans l’impossibilité de boucler le budget, de payer les fonctionnaires et de disposer de fonds pour l’investissement nécessaire à l’emploi. Les voies classiques des crédits externes nous sont aujourd’hui fermées. Seuls des crédits "politiques" peuvent nous sauver. Nous sommes dans une situation de dépendance inédite. Nos dirigeants doivent en tenir compte en attendant d’établir des rapports moins contraignants avec l’extérieur.

Quelles sont les issues possibles ?

Des élections libres, transparentes et démocratiques dans les meilleurs délais. Il faut tout faire pour y parvenir, même si je crains une issue moins heureuse, avec des violences, de l’insécurité et de l’anarchie. Mais le peuple tunisien a les aptitudes, du fait de son tempérament et de son niveau culturel, pour reprendre en main son destin. Un sursaut national, patriotique est inéluctable.

Houcine Abassi, secrétaire général de l’UGTT [Union générale tunisienne du travail], s’est surpassé. Nous retrouvons à travers lui la grande école de l’UGTT.

Quelle est votre lecture du paysage politique tunisien ?

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Le quartet mène une action noble aussi importante que déterminante pour l’avenir du pays. Il le fait avec pondération, patience et compétence. Houcine Abassi, secrétaire général de l’UGTT [Union générale tunisienne du travail], s’est surpassé. Nous retrouvons à travers lui la grande école de l’UGTT, celle de Farhat Hached, qui parvient souvent, malgré les obstacles, à atteindre ses objectifs. Je suis impressionné par les prestations de la patronne des patrons, Wided Bouchamaoui ; elle est vraiment l’enfant de la Tunisie indépendante et la digne fille de Hédi Bouchamaoui, un grand patriote et un pionnier. Me Mohamed Fadhel Mahfoudh, bâtonnier de l’Ordre national des avocats, fait honneur à la profession, et Me Abdessattar Ben Moussa, président de la LTDH [Ligue tunisienne des droits de l’homme], en cherchant la conciliation, est en harmonie avec les valeurs des droits de l’homme. Tous méritent notre reconnaissance. Leur tâche n’est pas facile. Les partis, pour la plupart de formation récente, sont très nombreux et divisés. De par leurs origines et leurs ambitions, ils ne sont pas portés vers le consensus. Et puis il n’y a pas seulement une crise politique. Nous connaissons une autre crise, autrement plus grave et plus complexe, une crise de l’État.

Après la révolution, l’État s’est effrité ; il n’exerce plus ses prérogatives pleinement et a perdu de son prestige. Les postes de police et de la garde nationale n’ont cessé d’être attaqués, les délégués et les gouverneurs "dégagés", les administrations inhibées, les ministres et les plus hautes autorités de l’État humiliés. Cette situation est inquiétante. Avec le terrorisme, elle est devenue dramatique. Le terrorisme en Tunisie a maintenant des adeptes convaincus et déterminés. Ils ont des armes, de l’argent et des relais dans la région. Ils ne peuvent pas se substituer à l’État comme ils le souhaitent mais ils peuvent lui porter des coups durs et l’affaiblir davantage. Il n’y aura pas de liberté, de démocratie, de bonne gouvernance, de sécurité, de reprise économique, de paix sociale tant que l’État ne sera pas véritablement restauré et ses structures complètement rétablies. La Tunisie est en danger ; unissons-nous pour la sauver, la défendre et la mettre au travail. Maîtrisons nos ambitions, faisons taire nos différences, oublions nos rancunes, cessons nos querelles et dépassons nos divergences. Une structure nationale provisoire rassemblant toutes les parties, sans exclusive, et composée d’hommes d’expérience peut se constituer et faire des propositions utiles sur la restauration de l’État.

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Quelles sont les erreurs qui ont conduit le pays à cette situation ?

Des erreurs ? Il y en a certainement eu. Qui n’en commet pas ? Après tout, nous sommes passés par une révolution. Il y a peut-être d’abord un manque d’expérience. Mais la grande erreur à mon sens est cette volonté primaire d’exclusion. Pour reconstruire un pays, engager, avec des chances de succès, un projet de réforme et de changement, faire réussir la révolution véritable, il aurait fallu pardonner, maîtriser ses rancoeurs, dépasser l’esprit revanchard, et rassembler. Il aurait fallu faire appel à toutes les compétences et reconnaître qu’en cinquante-cinq ans la Tunisie a formé des cadres de valeur à tous les niveaux, des conseillers municipaux et régionaux, des délégués, des gouverneurs, des administrateurs, des diplomates, des chefs d’entreprise et des dirigeants. Tous ceux-là ont été, peu ou prou, à un moment ou à un autre, des destouriens. C’est une réalité. Il faudrait, il fallait en tenir compte.

Le problème est-il l’absence de réformes ou celle de leadership ?

Des réformes, on en parle, on en annonce. Mais il y a plus urgent. Il faudrait prendre en charge l’acquis, le sauvegarder, ne pas le dilapider et l’évaluer avec objectivité. Puis introduire des réformes, imaginer de nouvelles approches pour l’améliorer et le faire fructifier. Quant aux leaders, les médias aidant, la Tunisie n’en manque pas. Ils ont des idées, ils les exposent bien, mais ils n’arrivent pas toujours à convaincre.


Les acteurs du Dialogue national, le 5 octobre, au Palais des congrès, à Tunis. De g. à dr.,
Mohamed Fadhel Mahfoudh (Ordre des Avocats), Mustapha Ben Jaafar (président de l’ANC),
Wided Bouchamaoui (patronat), Moncef Marzouki (chef de l’État), Houcine Abassi (UGTT),
Ali Larayedh (Premier ministre) et Abdessattar Ben Moussa (LTDH). © Mohamed Hammi/Sipa

Le pays est-il voué à une bipolarisation entre islamistes et anciens du Rassemblement constitutionnel démocratique [RCD] ?

Si bipolarisation il y a, c’est entre Ennahdha et Nida Tounes. Il y a certes dans ce dernier des destouriens, de bons destouriens, mais il y a aussi des antidestouriens, des progressistes et des syndicalistes. La bipolarisation n’est pas mauvaise en soi. Dans les grandes démocraties, il n’y a que deux ou trois grandes formations dominantes, et la création des partis est réglementée et soumise à des critères de représentativité.

Quelles mesures pourraient sortir la Tunisie de cette crise politico-économique sans précédent ?

L’économie du pays menace de s’effondrer si elle n’est pas rapidement et énergiquement reprise en main. Nous ne sommes pas loin de la faillite. Tant que Gafsa et ses phosphates, Gabès et ses usines ne retrouvent pas leur vitesse de croisière, sachant que leurs revenus dépassent de loin ce que l’on peut espérer de crédits extérieurs, tant que le tourisme stagne et que les entreprises exportatrices ne sont pas sécurisées, cette situation perdurera. Il n’y aura pas de reprise, de normalisation financière et de paix sociale, je le répète, sans une restauration de l’État.

Une révolution implique un changement de système. Or la gouvernance est toujours sur les mêmes rails…

Le système a beaucoup changé, il a tellement changé qu’on ne s’y retrouve plus. Il faut toujours des rails. Tant qu’on n’a pas posé de nouveaux rails, utilisons ceux qui existent. Le plus urgent, c’est d’éviter que la vie des gens ne se dégrade.

Qui, en Tunisie, durant la lutte nationale et après l’indépendance, n’a pas été destourien, ne fût-ce qu’un jour ?

Que pensez-vous du retour des anciens du RCD ?

Vous dites "anciens RCD", je préfère "destouriens", c’est l’appellation historique. Ben Ali, à la création du RCD, a voulu supprimer le vocable "destourien", je l’en ai empêché. Qui, en Tunisie, durant la lutte nationale et après l’indépendance, n’a pas été destourien, ne fût-ce qu’un jour ? Les destouriens continuent à représenter des valeurs sûres : le patriotisme, la résistance à la domination étrangère, la défense d’un État moderne, viable, l’attachement à une politique modérée, médiane, à l’intérieur et à l’extérieur. Forts de ces valeurs, les destouriens ont cherché, après la dissolution du RCD, à se regrouper dans un grand parti. C’est légitime mais difficile. Les destouriens, ce sont des générations, des écoles et des sensibilités différentes. En attendant qu’ils forment un grand parti uni, il faudrait d’abord réussir une coordination entre les structures existantes, organiser des manifestations nationales interpartis et s’entendre sur des prises de position politique communes. Les anciens doivent les aider. En ce qui me concerne, je m’efforce de le faire, sans m’inféoder à aucun parti, ni être impliqué dans aucune activité partisane. Je préfère, au soir de ma vie, la liberté et l’indépendance, mais je continuerai à être solidaire de tous les destouriens dans leurs manifestations patriotiques nationales.

Quel est votre pronostic ?

Le dialogue national se poursuit tant bien que mal. Il y a des chances qu’il réussisse. Les pressions intérieures et extérieures pourraient le faire aboutir. Il passera par des tensions, mais il finira par ouvrir la voie à des élections. L’échec est possible. Des scénarios de remplacement peuvent apparaître. En cas d’échec définitif, nous traverserons, pendant un temps au moins, des moments de violence, d’insécurité et de chaos. Mais on s’en sortira, j’en suis sûr ; je reste optimiste malgré tout. Dans la société tunisienne, parmi son élite, dans tous les domaines, il existe des ferments de régénération, de réveil et de sursaut.

Vous sortez rarement de votre réserve. Pourquoi ?

J’ai fait mon temps. Place aux jeunes. Ils sont prêts à assumer leurs responsabilités. Éloigné de la scène depuis 1989, je suis entré en retraite forcée. Et si j’ai fait quelques apparitions, ce n’était qu’à titre purement protocolaire. Aujourd’hui, je suis avec attention les événements, mais je n’ai aucune ambition personnelle. Cela étant, je continue à nourrir une grande ambition pour mon pays et suis déterminé à le défendre, comme citoyen, à n’importe quel niveau. Je reste scout, toujours prêt.

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Propos recueillis à Tunis par Frida Dahmani

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