Centrafrique : Hollande en terrain miné
Un État effondré, des milices à désarmer de toute urgence, des élections impossibles à organiser à court terme… La tâche de la France et de l’Union africaine s’annonce longue et très compliquée en Centrafrique.
La Centrafrique est-elle encore un pays indépendant ? Aussi douloureuse qu’elle soit, la réponse est claire : c’est non. À preuve, lorsqu’il a décidé de se poser à l’aéroport de Bangui M’Poko au retour de Johannesburg, le 10 décembre au soir, François Hollande n’a demandé l’autorisation de personne. Accueilli au bas de l’échelle de coupée de son Falcon par un obscur directeur du protocole flanqué de l’ambassadeur de France et du général commandant de l’opération Sangaris, le président français s’est ensuite adressé à ses troupes, avant de convoquer le chef de l’État centrafricain par intérim et son Premier ministre à entendre ses admonestations sous les lambris du salon d’honneur.
Séquence coloniale ? Remake d’une tournée lambda d’un président du Conseil dans une capitale de l’AEF au début des années 1950 ? Filmée hors contexte et en accéléré, oui. Sauf qu’il ne s’agit pas de cela. Abandonnée de Dieu et des hommes, livrée aux milices, incapable de payer ses fonctionnaires sans l’aide du Congo voisin, privée d’armée, de police et de gendarmerie, dépendante pour le peu de sécurité qui règne dans sa capitale des forces étrangères, et sans autorités légitimes à sa tête, la Centrafrique n’a de facto plus d’autre instrument de souveraineté que son drapeau à cinq bandes. Quant au "gouverneur" François Hollande, ce n’est pas pour maintenir l’ordre dans une dépendance de l’empire qu’il a dépêché un contingent dans l’ex-Oubangui-Chari, mais sous mandat de l’ONU et pour y empêcher un carnage.
Que la France intervienne pour des raisons humanitaires, dans un pays où elle n’a cessé de s’ingérer depuis la disparition tragique et non encore élucidée du père de l’indépendance, Barthélémy Boganda, en 1959, est donc aussi peu critiquable que le fut au Mali, pour des motifs sécuritaires, l’opération Serval. D’autant que François Hollande a pris ici un vrai risque, celui de l’impopularité. Autant il était facile d’expliquer aux Français le bien-fondé d’une intervention armée contre des jihado-terroristes preneurs d’otages occidentaux, autant il est complexe de leur faire admettre une opération mal définie et mal entamée destinée à séparer les belligérants de ce qui apparaît, vu de l’Hexagone, comme une guerre civile incompréhensible. D’où l’emploi du terme, évidemment impropre mais destiné à frapper les esprits, de "génocide" et la déclinaison de pieux mensonges sur le thème d’une intervention courte et qui ne coûtera rien.
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En réalité, si la France et l’Union africaine (UA) veulent être conséquentes avec elles-mêmes et ne pas avoir à intervenir de nouveau dans trois, cinq ou dix ans, c’est bien à la refondation d’une nation, à la reconstruction d’un État et à la mise en place des mécanismes d’une gouvernance démocratique qu’elles doivent s’atteler. Le Mali avait, pour cela, conservé des bases solides. La Centrafrique n’en a plus aucune. Une obligation qui porte un nom amer : la mise sous tutelle.
Pourquoi Paris a-t-il décidé d’intervenir ?
La découverte du caractère nocif de la Séléka ne date pas d’hier. Lorsque cette rébellion est arrivée aux portes de Bangui début mars 2013, on savait, pour l’avoir vue à l’oeuvre depuis trois mois, qu’elle multipliait les pillages et les exactions dans les localités conquises, sur une base à la fois ethnique et confessionnelle.
Quand François Hollande s’est retrouvé face à une demande d’intervention du président Bozizé, il a cependant décidé de ne pas y répondre, pas plus qu’il n’a décidé de bouger lors de la chute et de la mise à sac de Bangui, fin mars. Pour plusieurs raisons : on était alors en pleine opération Serval au Mali et l’armée française n’avait guère les moyens de s’engager sur deux fronts ; la Centrafrique est, pour les socialistes français, l’archétype de la défunte Françafrique, et François Bozizé n’a jamais figuré sur la liste des chefs d’État "défendables" aux yeux de l’Élysée ; aucun de ses pairs d’Afrique centrale, à commencer par le Tchadien Idriss Déby Itno, allié précieux au Mali, n’est intervenu en sa faveur – tout au contraire. Enfin, la Séléka avançait en quelque sorte masquée, accompagnée de l’onction démocratique d’opposants bien vus Rue de Solférino, tels Martin Ziguélé et Nicolas Tiangaye, pressés d’en finir avec Bozizé.
Il a donc fallu attendre cinq mois pour que François Hollande s’alarme publiquement de la situation et sept pour que s’enclenche l’opération Sangaris. Les rapports dramatiques des ONG et des Églises, relayés auprès de lui par Valérie Trierweiler et Yamina Benguigui, ont joué dans sa sensibilisation un rôle plus important encore que ceux du ministère de la Défense mettant en garde contre l’instauration d’une "zone grise" propice aux infiltrations jihadistes au coeur de l’Afrique. À cet égard, le "syndrome rwandais", qui poursuit les socialistes français depuis près de vingt ans, a pesé de tout son poids. Surtout, ne pas être accusé d’avoir, par indifférence, laissé se perpétrer des massacres dans un pays où la France est censée exercer une responsabilité historique.
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Serval peut-elle servir de modèle à Sangaris ?
Non, c’est une évidence. Il n’y a pas, comme hier au Mali, un Sud "légitime" qui fonctionne plus ou moins bien, avec ses institutions et son administration, et un Nord rebelle qu’il s’agit de reconquérir. Il n’y a en Centrafrique ni autorité réelle ni armée nationale, et le président par intérim, Michel Djotodia, n’est autre que le chef de la Séléka, qui l’a installé au pouvoir. Sur un territoire grand comme la France et la Belgique réunies, les miliciens "sélékistes" sont partout, et tous les désarmer est une tâche presque impossible.
Il y a d’ailleurs deux Séléka : celle qui entoure et protège Djotodia, composée pour l’essentiel de Centrafricains issus de son ethnie, les Roungas ; et l’autre, dispersée dans Bangui et à travers le pays, au sein de laquelle on trouve aussi bien des Goulas centrafricains que des Tchadiens et des Soudanais. Parmi les quelque 20 000 hommes que compte au total la Séléka, la moitié environ sont des combattants aguerris qui ont déjà fait le coup de feu au Darfour, dans le sud du Tchad ou dans le nord de la Centrafrique au cours de rébellions précédentes et qui disposent d’un armement léger conséquent ainsi que de nombreux 4×4, pour la plupart volés lors du grand pillage de Bangui.
Leur osmose avec les communautés musulmanes établies en Centrafrique oblige l’armée française, si elle ne veut pas apparaître comme le bras armé de la majorité chrétienne contre une minorité, à intervenir très rapidement pour faire cesser les actes de vengeance et de représailles contre les Peuls, les Roungas, les Goulas, les commerçants d’origine tchadienne et tout ce qui porte boubou, fichu, ou dont le faciès est de type sahélien, tant à Bangui qu’à l’intérieur du pays. Ce qui signifie certes désarmer les milices chrétiennes anti-Balaka, lesquelles, encadrées par des officiers restés fidèles à François Bozizé (dont le capitaine Ngaïkosset, ancien chef de la garde présidentielle), munies de machettes, de vieux fusils et bardées de gris-gris, ont lancé un assaut massif sur Bangui dans la nuit du 4 au 5 décembre avant d’être taillées en pièces par la Séléka. Mais ce qui signifie également empêcher que Djotodia mette à exécution sa menace de se replier avec armes et bagages dans sa région septentrionale frontalière avec le Tchad, là où ont été repérés des gisements de pétrole et matrice de toutes les rébellions centrafricaines.
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Une mosquée détruite par des chrétiens, à Bangui, le 10 décembre. © SIA KAMBOU / AFP
À quoi sert le contingent africain ?
Le 19 décembre, la force d’Afrique centrale (la Fomac, composée d’environ 3 000 hommes originaires du Cameroun, du Congo, du Gabon, du Tchad et du Burundi) deviendra la Misca (Mission internationale de soutien à la Centrafrique, dont les effectifs doivent être portés à 6 000 soldats). Ce transfert d’autorité entre la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (Ceeac) et l’UA aura peu d’impact sur le terrain, les troupes et leur état-major restant issus des pays de la sous-région.
L’opinion d’une majorité d’observateurs occidentaux ne risque donc pas d’évoluer. À leurs yeux, les troupes africaines n’ont pas le niveau pour mener leur mission à bien. La réalité est plus nuancée. Certes, leurs insuffisances sont réelles. Il est également vrai qu’à Bangui des éléments de la Fomac s’adonnent à des opérations de gardiennage pour le compte de personnalités politiques ou de sociétés privées bien éloignées de leur mandat. Mais, malgré ses manquements, cette force a été pendant huit mois le seul rempart entre la Séléka et la population. Et aujourd’hui, elle patrouille aux côtés des troupes françaises.
En réalité, le problème majeur de la Fomac est le manque de coordination entre les différentes armées nationales qui la composent. Accusé de complaisance à l’égard d’éléments de l’ex-rébellion, le contingent tchadien, l’un des plus importants et sans doute le plus opérationnel, est sujet à de nombreuses critiques. "On ne peut pas nier que certains soldats tchadiens ont des affinités au niveau local, explique un fin connaisseur des opérations de maintien de la paix. Mais il faut bien comprendre qu’ils joueront, dans les prochaines semaines, un rôle primordial dans la protection des civils musulmans."
Au cours de ces derniers mois, le contingent du Congo-Brazzaville a, lui, prouvé sa fiabilité et sa valeur militaire. Ses unités de police (UPC) ont ainsi mené les seules opérations de désarmement dignes de ce nom. Et le 6 décembre à Bossangoa, c’est l’action courageuse du capitaine congolais Wilson et de ses soldats, lesquels se sont interposés entre la Séléka et les anti-Balaka, qui a permis d’éviter un bain de sang.
Des élections : oui, mais quand ?
C’est le happy end rêvé par François Hollande : une remise en ordre dans les six mois et une élection présidentielle (suivie par des législatives) d’ici à la fin de 2014. Réalisable ? Pour ce qui est du retour à la paix, on a vu de quels pièges il conviendra d’abord de se sortir avant d’y songer. Pour ce qui est des élections, c’est techniquement possible. Même si la plupart des fichiers d’état civil ont été détruits par la Séléka, il existe une liste électorale récente (2011) sur laquelle on peut se baser à condition de la rafraîchir, ainsi qu’un embryon de commission électorale.
Problème : à la différence du Mali, le ministère de l’Intérieur est en Centrafrique une coquille vide, et l’administration – renouvelée sous le régime de transition – au mieux incompétente, au pire inexistante. Il faudra donc que l’UA et l’ONU s’y substituent et valident le scrutin comme cette dernière l’a fait en Côte d’Ivoire. Une opération longue, lourde et coûteuse, dont on ne perçoit encore ni la mise en place ni le financement. Il n’y a pas d’alternative pourtant, si ce n’est une consultation précipitée et bâclée, qui ne résoudrait rien, même à court terme.
Un soldat de la Fomac montre les couteaux qu’il a confisqué à des membres de la Séléka. © FRED DUFOUR / AFP
Qui sera le prochain président ?
Au sein d’une classe politique réduite et de qualité très inégale, ils sont nombreux à vouloir endosser les habits de sauveur de la nation. Martin Ziguélé, 56 ans, tout d’abord. Assureur de profession et ancien Premier ministre d’Ange-Félix Patassé, il est sans doute le plus connu des présidentiables. Ancien opposant au régime Bozizé, il a été deux fois candidat par le passé et se prépare depuis longtemps. Son parti, le Mouvement de libération du peuple centrafricain (MLPC), qui jouit du statut d’observateur à l’Internationale socialiste, est le plus important du pays en nombre de militants. Mais c’est aussi un parti identitaire, qui recrute l’essentiel de ses membres dans les préfectures de l’Ouham et de l’Ouham-Pendé, lesquelles regroupent environ le quart de l’électorat national, et un parti dont la gestion chaotique du pays pendant la décennie 1990 n’a pas laissé que des bons souvenirs. Ziguélé, qui est ouvertement soutenu par Nicolas Tiangaye, l’actuel Premier ministre, aura à surmonter un déficit d’image dû à son "compagnonnage" avec Djotodia et la Séléka. Nombre de Centrafricains lui reprochent ainsi de ne pas avoir retiré ses ministres MLPC du gouvernement de transition.
Originaire de la même région que lui et lui aussi ex-Premier ministre sous Patassé, l’ancien banquier Anicet Dologuélé (il a dirigé la BDEAC de 2001 à 2011), 56 ans, lui dispute une partie de l’électorat captif des deux Ouhams. Mais son lien matrimonial lui permet de prétendre ratisser au-delà, dans la Lobaye, la Ouaka et la Basse-Kotto, ce qui en fait un concurrent sérieux. Reste que dix années passées à Brazzaville l’ont quelque peu éloigné du pays et qu’il doit encore asseoir sa notoriété. Son parti, l’Union pour le renouveau centrafricain (Urca), vient en effet tout juste d’être fondé.
Ces deux hommes, qui ne s’apprécient guère, ne sont évidemment pas les seuls à vouloir siéger au Palais de la renaissance. Fils aîné de l’ancien président Kolingba et ex-ministre sous Bozizé, Désiré Bilal Kolingba, Yakoma musulman soutenu dit-on par Michel Djotodia (lequel aurait également jeté son dévolu sur un autre "fils de", Sylvain Patassé) fait figure de candidat plausible. Tout comme l’ancien maire de Bangui Jean Barkès Gombé-Ketté, ou l’ex-Premier ministre Élie Doté. On sait aussi que des ex-responsables clés du régime déchu, tels Sylvain Ndoutingaï et Parfait Mbaye, pourraient être tentés de retourner en Centrafrique pour y jouer leur carte.
Reste François Bozizé lui-même, qui, de son exil est-africain, quelque part entre Kampala, Nairobi et Djouba, n’a pas renoncé à revenir au pouvoir. "Cette perspective est absolument inenvisageable", lâche-t-on à l’Élysée. Pas de quoi apaiser les fantasmes de Djotodia et de son entourage, lesquels épient les déplacements de l’ancien président, de son fils Jean-Francis et du dernier carré de ses fidèles, avec l’angoisse des insomniaques.
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