France : grosse déprime

Matraquage fiscal, chômage massif, fermeture d’entreprises… La situation économique n’est pas bonne et la politique du gouvernement passe mal dans l’opinion. Cela suffit-il à expliquer l’incroyable sinistrose ambiante ?

Des ouvriers de Michelin brûlent des pneus pour protester contre la fermeture du site. © CITIZENSIDE/PHILIPPE MAITRE / citizenside.com

Des ouvriers de Michelin brûlent des pneus pour protester contre la fermeture du site. © CITIZENSIDE/PHILIPPE MAITRE / citizenside.com

ProfilAuteur_AlainFaujas

Publié le 11 décembre 2013 Lecture : 6 minutes.

Le 30 novembre, à Carhaix (Finistère), les "bonnets rouges" (17 000 selon la police, 40 000 selon les organisateurs) exigeaient une nouvelle fois l’abandon de l’écotaxe et huaient les noms du président de la République et du Premier ministre. Le même jour, et pour les mêmes raisons, des poids lourds perturbaient le trafic sur de nombreuses routes et autoroutes à l’appel de l’Organisation des transports routiers européens (Otre).

La France n’est pas loin de la crise de nerfs. Matraquage fiscal, chômage massif, fermeture d’entreprises, crise de l’agroalimentaire breton, réforme des rythmes scolaires, mariage homosexuel, réforme de la politique agricole, obligation de travailler plus longtemps pour bénéficier d’une retraite complète, réduction des budgets publics, aéroport de Nantes, camps de Roms, ouverture des magasins le dimanche, règlements de comptes à Marseille ou en Corse, monopole des taxis, islam, cigarette électronique, éoliennes… Qu’il s’agisse de petits ou de grands sujets, tout est prétexte à controverse. À dispute. À exaspération. Jean-Luc Mélenchon, le coprésident du Parti de gauche, résume bien la situation en déclarant que "rien ne marche et tout est de travers". Il en conclut que "la France est en 1788". Autrement dit, à la veille d’une révolution.

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Les conséquences de ce trouble collectif sont graves : les Français broient du noir. Alors qu’en Allemagne ou aux États-Unis les sondages d’opinion témoignent d’un indéniable regain de confiance malgré des marchés du travail peu dynamiques, l’Institut national de la statistique (Insee) montre que la confiance des ménages français continue de baisser. Cette morosité n’est d’ailleurs pas nouvelle. En janvier 2011, plusieurs indicateurs avaient fait apparaître que le pessimisme des Français surpassait celui des Afghans ou des Irakiens ! Comment s’étonner qu’ils figurent parmi les plus gros consommateurs d’anxiolytiques au monde ?

L’économie française dans un cercle vicieux

L’universitaire Claudia Senik a étudié le moral des populations immigrées en France et en Belgique et n’a trouvé aucune différence de satisfaction entre elles. En revanche, les Français expatriés dans un autre pays européen se déclarent moins heureux que les autres. Il y aurait donc bien une tendance dépressive française qui ne tiendrait pas uniquement aux conditions de vie objectives.

Ce pessimisme suscite des comportements qui, à leur tour, accentuent la déprime. Les consommateurs retardent leurs achats, les clients se font tirer l’oreille pour payer leurs factures, et les entreprises hésitent à investir. Clé de la reprise, les dépenses d’investissement devraient encore avoir baissé de 7 % cette année. Tout le monde est convaincu que le chômage n’est pas près de reculer, contrairement à la promesse de François Hollande, ce qui a pour effet de bloquer les projets des particuliers et donc l’embauche des entreprises. Le parfait cercle vicieux.

La propension du chef de l’État à ménager la chèvre et le chou (sauf en politique étrangère) lui vaut un record d’impopularité.

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En politique, les dégâts ne sont pas moins perceptibles. La propension du chef de l’État à ménager la chèvre et le chou (sauf en politique étrangère) lui vaut un record d’impopularité. Même les élus de la majorité de gauche critiquent vertement le gouvernement ! Mais l’opposition de droite n’est pas plus brillante. Sans sourciller, elle dénonce des mesures comme l’écotaxe… qu’elle avait elle-même adoptée quand elle était au pouvoir ! En l’absence de discours politiques intelligibles, l’opinion ne croit plus en rien ni en personne, et les sondages traduisent une poussée du Front national, dont la sempiternelle dénonciation des étrangers, de l’Europe et de la mondialisation est crédibilisée par l’impression générale d’une menace venue d’ailleurs.

Par crainte d’une cuisante défaite électorale, les hommes politiques de tous bords emboîtent le pas aux populistes. Ce ne sont plus seulement Marine Le Pen ou Mélenchon qui fustigent les élites parisiennes. Un Bruno Le Maire, par exemple, ancien ministre UMP, n’hésite pas à critiquer "les élites aristocratiques qui trustent la politique", lui qui est né à Neuilly-sur-Seine et a fait Normale sup et l’Ena. Démagogie, défense des intérêts corporatistes et anathème forment un redoutable cocktail qui rend la cinquième puissance économique mondiale de moins en moins gouvernable. Pourquoi ?

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"Il faut payer l’addition de tout ce qu’on n’a pas eu le courage de réformer, répond Charles Wyplosz, professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), à Genève. Et c’est rageant parce que les rapports Camdessus, Attali ou Gallois, de même que les analyses du FMI ou de l’OCDE, ont depuis longtemps tiré la sonnette d’alarme concernant le caractère peu performant de notre marché du travail, nos déficits budgétaires croissants, notre système de retraite vacillant, notre sécurité sociale déficitaire depuis trente ans et nos services publics peu efficaces, à l’image de l’Éducation nationale." Longtemps, tout le monde s’est accommodé de simples réformettes, surtout si c’était le voisin qui était appelé à les financer. "En raison de l’urgence de la crise de la dette, François Hollande a dû taxer tout le monde et cela a fait déborder le vase, explique Wyplosz. Mais les révoltes actuelles ne remettent pas en question la place centrale de l’État dans l’économie héritée de Colbert." Pour lui, depuis qu’Alain Juppé a été "tué" politiquement, en 1995, par l’échec de sa réforme des régimes spéciaux de retraite, "aucun homme politique n’a le courage de s’attaquer aux vrais problèmes". Ceux-ci viennent donc de rattraper la France.

La France ne trouve pas sa place dans la mondialisation

Pour Jean Viard, directeur de recherche au CNRS et auteur de La France dans un monde qui vient (éditions de l’Aube), ce pays est dépressif parce qu’il ne trouve pas sa place dans la mondialisation : "Nous portions des valeurs universelles venues du siècle des Lumières et de la Révolution, et nous découvrons que d’autres cultures donnent des résultats tout aussi respectables. Nous nous rêvions industriels, alors que nous sommes terriens et administratifs. Nous avons un mal fou à nous penser comme incomplets, à assumer les secteurs où nous excellons, comme le luxe, le tourisme ou les soins du corps, et à échanger dans les domaines industriels où nous sommes moins bons."

La vie en bonne santé des Français s’allonge, ils voyagent comme jamais, maîtrisent leur fécondité, et leur protection sociale est l’une des meilleures au monde.

"Heureux comme Dieu en France", disaient jadis les Juifs. C’est toujours vrai, mais dans la sphère privée. La vie en bonne santé des Français s’allonge, ils voyagent comme jamais, maîtrisent leur fécondité, et leur protection sociale est l’une des meilleures au monde. Pourquoi donc se lamenter sur "la France qui perd" ? "Au lieu de favoriser la société qui émerge, répond Jean Viard, les hommes politiques la freinent, car ils ne veulent pas d’une mondialisation qui ne permet plus à leur pays d’imposer son modèle. Or, dans le monde d’aujourd’hui, un modèle n’est plus fait pour être exporté, mais pour être vécu." Qui aidera les Français à se déprendre de leur grandeur perdue ? À accepter les bigarrures de l’humanité et leurs propres limites ?

Claudia Senik : "Un pessimisme défensif"

"Les données sur lesquelles s’appuient mes recherches ne remontent pas avant 1970, ce qui ne me permet pas de dire si le pessimisme des Français est dû à la fin des Trente Glorieuses, c’est-à-dire au choc pétrolier, par exemple. Ce que je constate, c’est qu’ils ont une vision extrêmement sombre de la transformation du monde et de l’avenir qui attend leurs enfants. Ils rejettent l’économie de marché et la concurrence comme peu de peuples. Parmi les pistes possibles d’interprétation, je privilégie ce que j’appellerais le cercle vicieux d’un pessimisme défensif : nous n’avons aucune envie de faire des réformes par définition désagréables, mais utiles à terme. Nous sommes pessimistes sur leur résultat, nous ne les faisons pas, et les choses tourneront mal. Le pessimisme nous dispense d’être actifs. Pour nous tirer de cette dépression par le mental ou par l’action, il faudrait nous résigner à abandonner l’image nostalgique d’un modèle français idéalisé. Abandonner la posture culturelle qui nous fait croire que c’était mieux avant." Claudia Senik est professeure à la Sorbonne et auteure d’une étude intitulée "Le Mystère du malheur français : la dimension culturelle du bonheur"

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