Inde : un journaliste défenseur de la cause des femmes accusé de viol

Journaliste star et écrivain talentueux, Tarun Tejpal est incarcéré pour présomption de viol sur l’une de ses employées. Moraliste sourcilleux, il s’était pourtant fait l’avocat de la cause des femmes !

Tarun Tejpal au cours d’une manifestation littéraire à Katmandou en 2011. © Prakash Mathema/AFP

Tarun Tejpal au cours d’une manifestation littéraire à Katmandou en 2011. © Prakash Mathema/AFP

Publié le 17 décembre 2013 Lecture : 5 minutes.

Goa, 7 novembre. Ambiance paisible et affairée au Grand Hyatt, célèbre lieu de villégiature au bord de l’océan Indien. Les préparatifs du Think Fest, la conférence organisée chaque année par le magazine Tehelka, battent leur plein. Barbe rebelle et regard charbonneux, Tarun Tejpal, 50 ans, le fondateur du journal, s’apprête à recevoir ses prestigieux invités : l’acteur Robert De Niro, l’ancien champion du monde d’échecs Garry Kasparov, et quelques autres. Star du journalisme d’investigation, l’auteur de Loin de Chandigarh s’est fait une spécialité de piéger des hommes politiques, des policiers et des joueurs de cricket corrompus à l’aide de caméras cachées. Il est loin de se douter que sa vie est sur le point de basculer.

Le 1er décembre, Tejpal est interpellé par la police et placé en détention. Son crime ? Lors du fameux Think Fest, il aurait dans un ascenseur du Hyatt violé à deux reprises l’une de ses employées (27 ans), une amie de sa propre fille. Pas très glorieux pour un journaliste à l’éthique sourcilleuse, champion autoproclamé de la cause des femmes ! Bien sûr, il jure que la victime était consentante. L’ennui est qu’il a tour à tour donné des faits des versions contradictoires. Et qu’il a écrit plusieurs messages d’excuses dans lesquels il reconnaît un "écart de conduite". De son côté, la jeune femme soutient avoir opposé un refus sans équivoque aux avances de son patron. Et que, pour parvenir à ses fins, celui-ci l’a bel et bien violentée.

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L’affaire a fait la une de la presse indienne pendant une dizaine de jours. En soi, c’est déjà une nouveauté : il n’y a pas si longtemps, personne n’en aurait parlé. Mais depuis le viol collectif et l’assassinat d’une étudiante dans un bus à New Delhi, il y a un an, l’opinion et les médias sont devenus très chatouilleux sur la question. Le sentiment d’insécurité ressenti par les femmes dans les lieux publics, au travail et jusqu’au sein de leur propre famille est au coeur du débat public : pas un jour sans que la presse ne relate une sordide affaire de viol ou de harcèlement… Sans le drame de Delhi, il n’est même pas certain que la journaliste de Tehelka – elle a depuis démissionné – aurait réagi comme elle l’a fait.

Des femmes intouchables se font depuis toujours agresser

Cette révolution est avant tout le fait de la classe moyenne supérieure. "Si les médias ont commencé à parler de cette violence, c’est parce qu’elle touche des jeunes femmes éduquées, reconnaît la réalisatrice Shital Morjaria, auteure d’un documentaire sur le viol, le mois dernier à Hyderabad, dans le sud du pays, de l’employée d’une société de services informatiques. Mais le phénomène n’est pas récent. Des femmes dalit (intouchables, membres de la caste la plus basse) se font depuis toujours agresser sans que personne ne s’en soucie."

Les causes d’une telle violence ? L’alcoolisme, l’addiction aux drogues, la persistance d’un machisme virulent et les frustrations provoquées par le déséquilibre entre le nombre des hommes et celui des femmes, conséquence des nombreux avortements pratiqués sur des foetus de sexe féminin (on recense 947 Indiennes pour 1 000 Indiens).

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>> Lire aussi : Agressions, viols, enlèvements, immolations… le calvaire des femmes indiennes

Les femmes sont désormais plus nombreuses à porter plainte. Et les coupables ne sont plus systématiquement des slum­dogs (habitants des bidonvilles) ou des paysans déracinés ravagés par l’alcool et la drogue. L’affaire Tejpal le prouve : les gros poissons passent moins aisément que par le passé à travers les mailles du filet de la justice. Même s’ils sont eux-mêmes magistrats. Le meilleur exemple en est sans doute AK Ganguly, un ancien juge de la Cour suprême qui, en février 2012, a été contraint de démissionner après avoir été accusé de harcèlement sexuel à l’encontre d’une stagiaire. Lors d’un déplacement, il aurait convoqué la victime dans une chambre d’hôtel. Pour "travailler". L’ex-juge nie tout en bloc. Bien sûr, le cinéma et le monde des affaires ne sont pas épargnés. Phaneesh Murthy, par exemple, le président du groupe iGate (prestataire de services internationaux), n’a eu d’autre choix que de démissionner de ses fonctions après avoir, lui aussi, été accusé d’abus sexuels dans l’enceinte de son entreprise.

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Manifestation contre le viol organisée par le BJP, un parti national-hindouiste,
à Amritsar, au Pendjab, le 11 septembre. © Marinder Nanu/AFP

Harcèlement verbal ou gestes déplacés

Reconnaissance du harcèlement sexuel sur le lieu de travail (1997), loi sur la violence domestique (2005)… La législation a quand même sensiblement évolué depuis quinze ans. Mais il reste difficile dans un pays aussi vaste que l’Inde de savoir comment ces mesures sont appliquées. Et d’évaluer leurs conséquences sur le quotidien des femmes. Peu d’études sont menées à ce propos. Une exception : l’organisation Samhita a réalisé une enquête auprès d’employées travaillant dans quatre établissements hospitaliers, publics et privés, de la région du Bengale-Occidental. Objectif : établir si le comportement des hommes à l’égard des femmes a changé depuis la loi de 1997. Réponse : oui, mais lentement.

"Sur les 135 femmes interrogées, 77 reconnaissent avoir été victimes, d’une manière ou d’une autre, de harcèlement", révèlent les enquêteurs. Mais seules 27 d’entre elles ont osé évoquer publiquement les faits. Pourquoi ? Parce que "la majorité de ces actes délictueux a été commise par des médecins ou par des hommes haut placés dans la hiérarchie de l’établissement". Dans 45 cas, le harcèlement était psychologique ; dans 41 cas, il était verbal ; et dans 16 autres cas, il s’est traduit par des gestes déplacés. Une infirmière de 32 ans raconte : "Les médecins qui vous touchent ça fait partie de la routine. Les infirmières sont souvent timides et n’osent pas en parler."

Le combat pour le respect des femmes est simultanément mené sur plusieurs fronts : politique, social, médiatique… Mais il prendra du temps. "L’Inde est un pays immense et plein de paradoxes. Les femmes y sont souvent opprimées, mais elles sont aussi très fortes, elles se battent, relativise l’éditrice Urvashi Butalia, l’une des féministes les plus célèbres du pays. Le nombre des viols n’est pas plus élevé qu’aux États-Unis, et la majeure partie d’entre eux a lieu au sein de la famille ou du proche entourage des victimes."

Parlement : À quand un quota ?

Les élections législatives n’auront lieu qu’au printemps 2014, mais la question des femmes est déjà très présente dans la campagne : tous les partis l’évoquent dans leurs programmes. Ce n’est pas illogique, puisque les femmes représentent 40 % de l’électorat et que, grâce aux quotas appliqués localement, nombre d’entre elles sont aux commandes de petites municipalités. Au total, l’Inde compte 1,2 million d’élues locales. "Toutes les femmes politiques, qu’elles soient de droite ou de gauche, militent pour que ce système de quotas soit aussi appliqué au Parlement, mais, pour l’heure, rien ne bouge", commente la féministe Urvashi Butalia. Pour le prochain scrutin, les femmes ne représenteront que 3 % de l’ensemble des candidats. Contre 9 % en 2008.

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