Tunisie : les gardiennes de la révolution
Militantes aguerries ou figures montantes du combat pour les libertés, elles jouent un rôle clé dans le processus de transition démocratique. Et dans la perpétuation de l’esprit de la révolution, trois ans après la mort de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid.
Héritières des Radhia Nasraoui, Sihem Ben Sendrine ou Lina Ben Mhenni, symboles de la contestation du régime sous Ben Ali, elles se sont dressées comme une seule femme contre les tentatives d’Ennahdha de confisquer la révolution du 14 janvier 2011 et d’instaurer de façon pernicieuse un nouvel ordre moral, verrouillant au passage à son profit la vie politique. Militantes aguerries ou nouvelles figures du combat pour la démocratie, elles sont devenues le fer de lance de l’opposition aux gouvernements successifs de Hamadi Jebali et d’Ali Larayedh, et à la nébuleuse des ligues radicales évoluant dans leur sillage.
"Sans elles, il y a longtemps que les islamistes nous auraient tous égorgés !" ose un citoyen. À leur exemple, nombre de femmes tunisiennes sont de toutes les manifestations, formant le gros des cortèges et y entraînant parfois de force les hommes. À Monastir, en août dernier, l’on a vu des manifestantes convaincre les clients des cafés de se lever pour les rejoindre. Au Bardo, non loin de l’Assemblée nationale constituante (ANC), des citoyennes ont pris en charge la logistique du sit-in des députés frondeurs après l’assassinat, le 25 juillet, de leur collègue Mohamed Brahmi, fournissant, à leurs frais, repas, tentes, linge frais et médicaments. La dramaturge Raja Ben Ammar raconte comment, avec ses amies, elle a forcé le siège d’un parti politique situé à proximité pour permettre à des "sit-ineurs" de se laver, car une épidémie de gale menaçait.
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Certaines de ces militantes sont devenues les égéries de l’après-révolution. Jeunes ou moins jeunes, elles sont issues de tous les milieux. Y compris celui de la finance, auquel appartient Wided Bouchamaoui, qui a réussi, après des mois de turbulences, à stabiliser l’organisation patronale, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), et à constituer une force de pression sur les autorités. Aussi brillante que compétente, elle se serait même vu proposer récemment le poste de chef du gouvernement, mais elle lui a préféré le rôle de médiateur, qu’elle incarne depuis juillet en parrainant le Dialogue national aux côtés de la puissante Union générale tunisienne du travail (UGTT), une première que l’on doit sans doute au caractère conciliant de cette femme chez qui l’autorité ne le cède pas au sens de la mesure.
Des critiques frontales, mais jamais outrancières
Maya Jribi, secrétaie générale d’El-Joumhouri
(parti républicain). © Ains Mili/Reuters
Son pendant politique s’appelle Maya Jribi, secrétaire générale du Parti républicain. Personnalité phare de l’opposition, elle est la première femme à diriger une formation politique. Née de mère algérienne et de père tunisien, biologiste de formation, Jribi est réputée pour son franc-parler et son éloquence. Ses critiques frontales, mais jamais outrancières, lui ont conféré une aura dont ne peut plus se prévaloir Ahmed Néjib Chebbi, président du parti et ancienne grande figure de l’opposition sous Ben Ali.
Sur les bancs de l’ANC, Salma Baccar défend bec et ongles les acquis de la modernité tunisienne, dont elle entend faire inscrire les principes dans la future Constitution. En 2011, alors que les réfugiés libyens affluaient à la frontière tunisienne, cette cinéaste de profession s’était déplacée pour leur diffuser des films sur grand écran. Chassée par les salafistes, elle a vite compris que l’urgence était ailleurs. À l’âge de 66 ans, elle décide d’entrer en politique et se voit investie du mandat de députée.
À l’étage du même hémicycle, une jeune femme de 28 ans ne perd pas une miette des travaux. Amira Yahyaoui, fondatrice de l’ONG Al-Bawsala ("la boussole"), rapporte les débats, surveille le tri des votes et assure le suivi des présences. Une radioscopie qui donne des sueurs froides aux absentéistes et permet aux citoyens de suivre presque en temps réel les travaux de l’ANC.
Du côté du palais de justice, c’est peu dire que la mobilisation des avocates et des juges ne faiblit pas. Et si ce corps de métier a une part très active dans l’après-révolution, le mérite en revient à des femmes telles que Kalthoum Kennou. La présidente de l’Association des magistrats tunisiens (AMT), déjà aux prises avec Ben Ali et mutée plusieurs fois, n’a jamais baissé les bras. Et bataille pour l’indépendance de la justice malgré les menaces de mort et les intimidations, comme les attaques répétées dont la page Facebook de l’AMT est régulièrement la cible.
L’avocate Leïla Ben Debba n’a pas non plus échappé aux agressions. En 2012, ses bureaux sont saccagés et ses dossiers volés, avant qu’elle-même soit passée à tabac par des policiers. Juriste et militante dans l’âme, elle s’était fait connaître par la défense des blessés de la révolution, avant de s’illustrer par ses interventions irrévérencieuses envers le pouvoir. En juillet 2013, elle "flingue" le président Marzouki sur sa page Facebook après que le gouvernement eut annoncé qu’il poursuivrait en justice tous ceux qui appelleraient à sa chute. Elle récidivera en criant à la figure des nahdhaouis : "Vous menacez de nous tuer ? Moi aussi je prendrai les armes contre vous !"
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C’est cette même phrase qui tiendra lieu de titre pour le livre de Dalila Ben Mbarek, avocate de carrière, devenue le symbole d’une société civile déterminée non seulement à contester mais aussi à se poser comme force de proposition. À l’origine d’un réseau citoyen appelé Doustourna ("notre Constitution"), Ben Mbarek veut associer les citoyens à la rédaction de la loi fondamentale. Et n’a pas hésité à mettre ses économies personnelles dans cette entreprise, créant des antennes dans tous les gouvernorats, avant de publier Je prendrai les armes s’il le faut, un pamphlet "contre le fanatisme" dédié à ses trois filles.
C’est à cette catégorie de femmes rebelles, au verbe haut, qu’appartient Mbarka Brahmi – veuve du martyr Mohamed Brahmi, assassiné le 25 juillet -, qui lança du haut d’une tribune son fameux "pissez-leur dessus !" en parlant de la gent au pouvoir. Elle et Basma Khalfaoui, ex-épouse de Chokri Belaïd, assassiné lui aussi, sont devenues les "veuves courage" de la Tunisie. La mort de leurs conjoints leur a conféré une aura particulière, et leurs apparitions publiques sont partout accueillies par des ovations et des youyous.
Un "islam des Lumières" pour renvoyer les inslamistes à leurs erreurs et contraditions
Autre militante de la société civile, Yamina Thabet, présidente de l’Association tunisienne de soutien aux minorités (ATSM), toutes les minorités. Elle a notamment dénoncé les agressions dont les Juifs de Djerba font l’objet et les intimidations subies par les homosexuels qui en ont conduit certains à quitter le pays. Thabet est la cible d’une campagne de diffamation qui l’accuse d’être un agent… du Mossad.
Côté médias, de nombreuses journalistes sont devenues de redoutables débatteuses et des spécialistes de la chronique au vitriol. Mais c’est le nom de Najiba Hamrouni qu’il faut retenir. Chargée, au lendemain de la révolution, de faire le ménage dans la profession, la présidente du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) s’est dressée contre le gouvernement d’Ennahdha, qu’elle accuse de mettre en place une nouvelle dictature. Et de répertorier les atteintes à la liberté, les emprisonnements arbitraires, les agressions et menaces de mort contre ses confrères…
Aux islamistes qui prétendent connaître et véhiculer le "vrai islam", des Tunisiennes répondent en défendant un "islam des Lumières". Ces théologiens en jupe s’appellent Amel Grami ou Latifa Lakhdar, mais c’est surtout Olfa Youssef, connue pour ses diatribes contre l’intégrisme, qui demeure l’ennemi numéro un des islamistes, qu’elle renvoie avec brio à leurs erreurs et contradictions. Loin d’être exhaustive, cette liste démontre à quel point le combat des Tunisiennes a changé depuis la révolution, passant du discours à l’action, de la défense des acquis des femmes à celles des droits du citoyen. Une lutte d’autant plus méritoire que l’adversaire est puissant, les pesanteurs socioculturelles prégnantes et le soutien extérieur, tant financier que moral, plus que limité.
Leïla Ben Debba, avocate.
© Ons Abid
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