Sculpture sud-africaine : Mary Sibande et la vie rêvée des bonnes
À travers son alter ego de résine – une domestique surnommée Sophie -, la scuptrice sud-africaine Mary Sibande dénonce les discriminations qui perdurent en Afrique du Sud.
Sa mère a travaillé comme domestique. Tout comme sa grand-mère et son arrière-grand-mère. Mary Sibande, elle, n’obéit aux ordres de personne. Mieux : l’artiste sud-africaine de 31 ans dénonce les discriminations dont sont victimes les siens dans un pays "où tous les domestiques sont restés noirs malgré la fin de l’apartheid". Son message est porté par un alter ego de résine, sculpture voluptueuse à taille humaine – et à son image – qu’elle a surnommée Sophie et déclinée dans diverses situations. Des moulages de chaque partie de son propre corps, collés bout à bout, lui permettent de réaliser ces reproductions fidèles d’elle-même.
Habillé d’une longue robe victorienne, d’une coiffe et d’un tablier blanc, le mannequin est affublé des accessoires traditionnels du petit personnel des grandes maisons. Dans des installations où des marées de tissus occupent parfois des salles entières, Sophie la bonne se tricote un costume de Superman, s’extirpe d’une toile d’araignée, prend le large sur un cheval fourbu… "Ce personnage vit un basculement, précise Mary Sibande. Il est toujours serviteur, mais déjà maître de son destin."
De la couture à la sculpture
Les oeuvres de l’artiste sont parfois provocantes, souvent teintées d’humour (noir), jouant sur le contraste entre le statut de la bonne et ses rêves démesurés. Mais elles ne sont jamais blessantes. "Je ne veux pas critiquer le fait d’être domestique. Beaucoup de femmes noires qui n’ont pas eu la chance d’étudier sont encore obligées de se mettre au service d’un patron."
Sa critique des stéréotypes fait mouche, et l’on voit dans son personnage un emblème de la reconstruction inachevée de l’Afrique du Sud postapartheid.
Tel n’est pas le cas de Mary Sibande, qui a pu poursuivre ses études. Surtout grâce à la ténacité de sa mère, bourreau de travail qui, après un divorce, subvient seule aux besoins de la famille. La jeune Mary pense étudier la couture, mais tarde à s’inscrire et doit se "replier" sur la section beaux-arts de l’université de Johannesburg. "Une chance, estime-t-elle aujourd’hui. Je continue de créer des vêtements pour mes mannequins, mais je ne m’adresse pas à quelques clients, je peux atteindre le monde entier." À l’université, elle explore d’abord le personnage de Sophie en peinture, avant de découvrir le travail de Juan Muñoz à l’Alliance française de Johannesburg. Les sculptures grandeur nature de l’artiste espagnol la bouleversent ; c’est le déclic.
Petit à petit, elle crée des versions en trois dimensions de plus en plus abouties de Sophie. La jeune diplômée est rapidement remarquée par la galerie Momo, une institution en Afrique du Sud, qui lui propose de réaliser des expositions. Mais c’est en 2010 qu’elle fait sensation. Sur proposition de son galeriste, elle tend des bâches sur des immeubles de Johannesburg : des photos gigantesques de son travail sculpté. Sa critique des stéréotypes fait mouche, et l’on voit dans son personnage un emblème de la reconstruction inachevée de l’Afrique du Sud postapartheid.
>> Lire aussi Danse : "Sophiatown", hommage énergique à la lutte anti-apartheid
"Depuis l’apartheid, peu de choses ont changé"
Depuis, la domestique rêveuse de Mary a fait le tour du globe : de la prestigieuse Biennale de Venise aux musées américains, et aujourd’hui en France, à la Biennale de Lyon et au Musée d’art contemporain du Val-de-Marne (Mac/Val), près de Paris. Ici, Sophie a presque disparu au profit d’amas de tissus qui sortent de ses entrailles. L’artiste cherche à sonder le passé de son personnage, le chaos intérieur de l’Afrique du Sud, à travers ces angoissants boyaux cousus de couleur pourpre. Pourquoi cette teinte ? Elle renvoie à un épisode douloureux du pays : une marche de protestation des Noirs, au Cap, en 1989, durant laquelle les forces de police avaient aspergé les manifestants d’un spray de couleur pourpre afin de pouvoir les pourchasser plus facilement. Mais c’est aussi la couleur du haut clergé catholique…
Encore une fois, Mary Sibande abolit les frontières entre dominants et dominés. "Je ne sais pas si je peux avoir un impact sur la société réelle, mais une fille noire de ma génération ne peut faire autrement que de parler des problèmes de discrimination, explique-t-elle, un rien pessimiste. Depuis l’apartheid, peu de choses ont changé. Je pense qu’il faudra encore vingt ans pour faire évoluer les consciences."
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