Achille Mbembe : « Les sociétés contemporaines rêvent d’apartheid »

Avec son nouvel ouvrage, « Critique de la raison nègre », le politologue camerounais Achille Mbembe entend lutter pour l’avènement d’un monde au-delà des races. Un long chemin reste à parcourir. Un entretien publié dans J.A. n° 2760.

Achille Mbebe, à Paris (France) en octobre 2013. © Vincent Fournier pour J.A.

Achille Mbebe, à Paris (France) en octobre 2013. © Vincent Fournier pour J.A.

ProfilAuteur_SeverineKodjo

Publié le 9 décembre 2013 Lecture : 6 minutes.

« Je voulais tout simplement être un homme parmi d’autres hommes… être homme, rien qu’homme », écrivait Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs. La couleur de sa peau fut constamment opposée à ce désir si vital d’égalité et de fraternité. L’on était en 1952. L’Afrique subissait le joug colonial. L’Afrique du Sud mettait en place l’un des plus abjects systèmes de ségrégation raciale, laquelle était alors d’actualité aux États-Unis. Depuis, Mandela a mis en oeuvre la construction d’une nation arc-en-ciel. Malcolm X, les Black Panthers, Martin Luther King… ont animé le combat pour les droits civils des Africains-Américains, et Barack Obama a été élu à la magistrature suprême.

Au regard de ces avancées, le temps où le psychiatre martiniquais faisait ce rêve d’égalité pourrait paraître loin. Pourtant, en 2008, les commentateurs du monde entier ont largement glosé sur l’élection du premier président noir du monde occidental. Un président noir… né d’une mère blanche et d’un père kényan. Une telle grille de lecture s’enracine dans les pratiques ségrégationnistes américaines selon lesquelles une seule goutte de sang noir faisait de vous un être méprisable. Et montre, si besoin était, que l’idéologie racialiste est toujours présente dans notre manière d’appréhender le monde… Raison pour laquelle le politologue camerounais Achille Mbembe a entrepris de démontrer à quel point notre monde actuel s’articule autour du racisme. « La critique de la modernité demeurera inachevée tant que nous n’aurons pas compris que son avènement coïncide avec l’apparition du principe de race et la lente transformation de ce principe en matrice privilégiée des techniques de domination, hier comme aujourd’hui », écrit-il dans son dernier ouvrage, Critique de la raison nègre, clin d’oeil à Critique de la raison pure, de Kant, traité philosophique sur les limites de la rationalité rédigé à l’heure où l’Europe se construisait sur la traite négrière.

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Le « nègre », un homme-marchandise, homme-monnaie

La force de la démonstration d’Achille Mbembe est de repenser l’origine du concept de « nègre », cet « homme-marchandise, homme-métal, homme-monnaie », et d’inscrire l’esclavage et la colonisation au coeur de l’histoire européenne. Ces deux entreprises ne se sont pas seulement déroulées « outre-mer ». Elles ont eu des répercussions sur la métropole notamment – par le biais des manuels scolaires, de la presse ou des événements populaires qu’ont été les zoos humains -, en forgeant les mentalités et en instillant dans les esprits le venin du racisme. Lequel prend une forme nouvelle depuis le 11 Septembre en s’appuyant non plus seulement sur la race, cette « opération de l’imaginaire », mais également sur la religion et la culture. « La transformation de l’Europe en « forteresse » et les législations antiétrangers dont s’est doté le Vieux Continent en ce début de siècle plongent leurs racines dans une idéologie de la sélection entre différentes espèces humaines que l’on s’efforce tant bien que mal de masquer », constate le professeur d’histoire à l’université du Witwatersrand, à Johannesburg, et à l’université Duke, en Caroline du Nord.

Comment en douter quand la garde des Sceaux française, Christiane Taubira, fait l’objet d’une infâme campagne raciste ? Avec cet ouvrage, Achille Mbembe entend « lutter pour l’avènement d’un monde-au-delà-des-races » et, paraphrasant Fanon, pose cette question essentielle : « Comment appartenir de plein droit à ce monde qui nous est commun ? »

Jeune Afrique : Votre dernier ouvrage s’intitule Critique de la raison nègre. Qu’entendez-vous par « raison nègre » ?

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ACHILLE MBEMBE : Ce que l’on appelle le Nègre est une invention du capitalisme à l’époque où ce système économique et cette forme d’exploitation de la nature et des êtres humains se mettent en place sur les pourtours de l’Atlantique, au XVe siècle. Dans ce contexte, le Nègre est le nom d’une humanité dont on pense qu’elle n’en est pas une ou, si elle en est une, ce ne peut être que sur le mode de la chose, de l’objet ou de la marchandise. La « raison nègre » renvoie à l’ensemble des discours qui disent qui est cet homme-objet, homme-marchandise et homme-chose, comment le traiter, le gouverner, dans quelles conditions le mettre au travail et au profit de qui. Puis la « raison nègre » désigne la reprise de ce discours par ceux qui en ont été affublés (Africains, Antillais, Africains-Américains, Afro-Caribéens) et qui, tout en l’endossant et en le retournant contre son fabricant, cherchent à réaffirmer leur humanité pleine et entière.

Au lendemain du 11 Septembre, notre monde est entré dans un moment assez particulier qu’il faudrait appeler l’état d’exception.

La négritude et le panafricanisme n’ont pas renoncé à la race. Ont-ils eu tort ?

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Non, pas nécessairement. Ils n’y ont pas renoncé, j’imagine, parce que le racisme est toujours avec nous. Parce que face à la violence du racisme il fallait constituer une communauté de lutte. Le danger, comme on le sait, c’est de réintroduire dans une lutte qui cherche à transcender la race des catégories qui, au fond, ne conduisent qu’à la répétition du même ou de l’envers du même. Et donc, le risque avec une certaine forme de négritude et une certaine forme de panafricanisme c’est de donner lieu à des révolutions à l’envers, incapables de mettre fin à la répétition.

Il se développe aujourd’hui, dites-vous, un « racisme sans race », qui mobilise la religion et la culture dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Pouvez-vous préciser ?

Au lendemain du 11 Septembre, notre monde est entré dans un moment assez particulier qu’il faudrait appeler l’état d’exception : un certain nombre de garanties juridiques fondamentales qui permettaient d’assurer notre sécurité et notre liberté ont fait l’objet d’une abrogation, soit explicite soit indirecte. Le Patriot Act est l’exemple accompli de cette abrogation des libertés. L’exception est devenue la norme. Il est devenu normal d’arrêter des personnes que l’on soupçonne d’être des ennemis, de les enfermer sans procès, de les torturer pour prétendument extraire des renseignements, de les exécuter de façon extrajudiciaire, et d’assigner l’ensemble de la population mondiale à une surveillance électronique sans contrepoids légal. La conséquence de cela est une rebalkanisation de notre monde sur fond de deux formes obscures du désir qui taraude les sociétés contemporaines : celui d’apartheid (les gens ne veulent vivre qu’entre eux) et le rêve, assez funeste à mon sens, d’une communauté sans étrangers.

Le président français, François Hollande, a évoqué l’idée de supprimer le mot « race » de la Constitution française pour lutter contre le racisme. Qu’en pensez-vous ?

Mais c’est quand même incroyable ! Cela suppose que s’il y a un problème il suffit d’éliminer le mot. Donc si tous les pays africains suppriment le mot « pauvreté », celle-ci va disparaître ? Il y a quelque chose de spécieux dans ce type de raisonnement. Je crois que le président ferait mieux de réfléchir davantage aux formes renouvelées du racisme en France et à la manière dont il pourrait être mieux combattu.

Kyenge et Taubira sont victimes du type de racisme dont parlait Fanon : primal et idiot, pour lequel le Nègre est d’abord un animal.

Deux ministres européennes, noires, l’une en Italie et l’autre en France, se font régulièrement bassement attaquer à cause de leur couleur de peau. La classe politique réagit-elle à la hauteur de ces attaques ?

Elles sont victimes du type de racisme dont parlait Fanon : primal et idiot, pour lequel le Nègre est d’abord un animal. Mais elles ne sont pas les seules. Aux États-Unis, Barack Obama est soumis à la même fureur et à la même violence. Notre monde est en train d’entrer dans un cycle tout à fait funeste qui, s’il n’est pas interrompu, risque d’ouvrir sur des possibles totalement inédits. Il faut réveiller les forces d’ouverture et d’avenir.

Que pensez-vous de ceux qui dénoncent la montée d’un racisme anti-Blancs ?

[Rires.] Il ne faut pas rigoler. Je ne veux absolument pas dire que les non-Blancs ne sont pas capables d’attitudes racistes. Mais le racisme tel qu’il s’est développé dans le monde moderne implique l’existence de mécanismes institutionnels coercitifs d’assignation à une identité. Dans le rapport des forces à l’échelle du monde en ce moment, je suis désolé, le monde africain en particulier ne dispose pas des moyens et des ressources susceptibles de stigmatiser les gens d’origine européenne.

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Propos recueillis par Séverine Kodjo-Grandvaux

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