Jean-Pierre Bat : en Afrique, « la France n’agit plus en solo »
Jadis, la France intervenait comme bon lui semblait en Afrique. Aujourd’hui, elle cherche à maintenir une certaine influence. L’historien Jean-Pierre Bat revient sur un demi-siècle de Françafrique… et sur ce qu’il en reste.
Afrique – France : comme on se retrouve !
Personnage central de la décolonisation et architecte de la Françafrique, Jacques Foccart (1913-1997) continue d’être l’objet de tous les fantasmes. L’historien Jean-Pierre Bat, chercheur au Centre d’études des mondes africains (Cemaf) qui a publié fin 2012 Le Syndrome Foccart. La politique française en Afrique, de 1959 à nos jours, revient sur la méthode de gestion indirecte que le secrétaire général aux Affaires africaines et malgaches avait mise en place à l’égard des anciennes colonies de la France et qui, jusqu’à très récemment, a servi de modèle à ses successeurs, bon gré mal gré.
Jeune Afrique : Disséquer le "syndrome Foccart", n’est-ce pas assimiler ce personnage à une maladie, celle de la Françafrique ?
Jean-Pierre Bat : Non. Si Foccart a dominé l’histoire postcoloniale, si son fantôme a hanté les relations franco-africaines, il n’était ni l’homme de l’ombre ni le barbouze que l’on a bien voulu présenter. C’était un grand commis de l’État, mais, pour lui, l’État c’était de Gaulle. C’était un représentant de la génération forgée dans la Résistance, avec la culture politique qui lui est liée et un goût personnel prononcé pour le renseignement et l’action. Après les guerres coloniales, la puissance française devait prendre pour assise les anciennes colonies africaines. Foccart est chargé de cette mission à travers la décolonisation. D’où le terme de "syndrome", identifié à travers un ensemble de symptômes qui se sont perpétués au fil des différents âges de la cellule africaine de l’Élysée.
Quels étaient les objectifs du système Foccart ?
De Gaulle restait le stratège, Foccart était le tacticien.
Il visait avant tout à créer une communauté franco-africaine partageant un ensemble d’intérêts communs – politiques, économiques, culturels – et régie par des obligations entre le "grand frère" français et les "Républiques soeurs". Son principe était celui du pré carré. Les dirigeants qui acceptaient de jouer le jeu de la France, tout en bénéficiant d’un système de coopération et d’aide au développement, avaient la promesse d’être protégés, notamment à travers les accords secrets de défense, des ingérences étrangères, de toute agression intérieure ou de tout coup qui leur serait porté dans le cadre de la guerre froide – tant de la part du bloc communiste que des Anglo-saxons. De Gaulle restait le stratège, Foccart était le tacticien.
Et après de Gaulle ?
Georges Pompidou a pensé liquider le service de Foccart dès 1969, mais l’a finalement conservé. En 1974, Valéry Giscard d’Estaing [VGE] se sépare de Foccart. Il garde cependant son bras droit, René Journiac, comme conseiller Afrique, car il a besoin d’un circuit court avec les Palais africains. À partir de cette date, on ajoutera l’épithète "africain" à tous les chefs d’État français : dès Giscard, les affaires africaines permettent de s’attaquer au président en personne, comme en témoigne entre 1979 et 1981 l’affaire des diamants. Avant, Foccart jouait le rôle de fusible.
On connaît moins le rôle qu’a joué VGE dans les crises africaines…
Les premières images qui viennent à l’esprit sont celles de la Légion étrangère sautant sur Kolwezi en 1978. À la faveur de la "guerre fraîche" de la fin des années 1970 en Afrique, Giscard va brandir l’intervention française comme un glaive anticommuniste. En Angola, nouveau théâtre de l’affrontement Est-Ouest, il soutient Jonas Savimbi, via le SDECE [Service de documentation extérieure et de contre-espionnage], contre Agostinho Neto, allié du bloc de l’Est. Au Tchad, le "gendarme de l’Afrique" intervient contre les armées du Frolinat [Front de Libération nationale du Tchad] appuyées par la Libye de Kadhafi. La France lance les avions Jaguar pour détruire les colonnes du Polisario qui descendent sur la Mauritanie. Quant au célèbre mercenaire Bob Denard, découvert lors des crises du Congo-Kinshasa dans les années 1960 par le colonel Maurice Robert, chef du secteur Afrique du SDECE, et Jean Mauricheau-Beaupré, un émissaire de Foccart, il passe du statut de "chien de guerre" à celui d’expert sous-traitant des services – aux Comores, au Bénin, etc.
Quels chefs d’État ont appuyé VGE ?
Félix Houphouët-Boigny, Hassan II ou Omar Bongo Ondimba, devenu grand médiateur des crises du continent au virage des années 1980, rejoints notamment par le général Eyadéma et le maréchal Mobutu. Dès le début de son mandat, Giscard a aussi tenté de s’adjoindre l’appui de Bokassa, qui a vu là l’opportunité de se hisser au niveau de ses "grands frères"… L’histoire s’est soldée par un double échec : le scandale du couronnement de Bokassa, soutenu par la France, en 1977, et son renversement, par la France également, en 1979.
Tous les présidents français arrivant au pouvoir ont cherché à maîtriser le mille-feuille institutionnel et interpersonnel des affaires africaines.
Comment François Mitterrand, farouche opposant au système gaulliste, a-t-il pu se laisser gagner par le syndrome ?
Tous les présidents français arrivant au pouvoir ont cherché à maîtriser le mille-feuille institutionnel et interpersonnel des affaires africaines. Et tous ont promis de le réformer. Mais l’Afrique reste le coeur du domaine réservé du chef de l’État, l’expression de la puissance présidentielle. Dans un premier temps, l’enjeu pour Mitterrand était d’adapter ses ambitions politiques à la stratégie gaulliste dont il héritait. Mais, malgré les alternances françaises, les "chefs d’État amis de la France" restent pragmatiquement les piliers du système. Mitterrand confie la cellule africaine de l’Élysée à Guy Penne puis à son fils, Jean-Christophe Mitterrand. Ils fréquenteront Foccart et ses hommes tout en s’en méfiant – notamment sous la cohabitation de 1986-1988. En 1992, Bruno Delaye incarne un troisième âge de la politique mitterrandienne, qui essaiera de réformer le système après le sommet de La Baule – dans un contexte aussi délicat que violent, lié à la fin de la guerre froide.
Entre le discours de La Baule, prononcé en juin 1990 lors du 16e sommet Afrique-France, et la perpétuation du système, n’est-on pas en plein paradoxe ?
Le discours de Mitterrand à La Baule vient juste après la solution imaginée par le président béninois, Mathieu Kérékou, qui convoque une Conférence nationale afin d’ouvrir la voie au multipartisme. Mitterrand comprend l’évolution du temps avec la chute des dictateurs d’Europe de l’Est et accompagne ces transitions souveraines de 1990 à 1994. Cela répond aussi à un souci pratique. L’Europe entre en crise et l’Afrique est frappée par les plans d’ajustement structurel. La France n’a plus les moyens de sa coopération et doit éviter que tout l’édifice ne s’effondre, en composant avec les institutions de Bretton Woods. Ce qui peut expliquer en partie la dévaluation du franc CFA en 1994.
L’affairisme a-t-il été plus marqué sous Mitterrand ?
Ce n’est pas si simple. Disons qu’il a été en tout cas plus visible. La fin de son mandat ouvre la voie au grand déballage des "années fric" et des "affaires" : les révélations de la Françafrique, les publications de l’association Survie, les procès Denard, le génocide rwandais de 1994… Avec l’affaire Elf et l’Angolagate, jusqu’aux années 2000, l’ambiance est à la médiatisation.
Quand la France commence-t-elle à se désengager ?
Cela se joue entre ce qu’on a appelé la doctrine Balladur et le "ni ni" jospinien ["ni indifférence ni ingérence"]. Durant cette période, le Quai d’Orsay essaie de reprendre la main sur la coopération, elle-même de plus en plus assujettie à Bercy, dont dépend l’Agence française de développement [AFD], bras financier de l’État en Afrique. On ne liquide pas la cellule Afrique, mais on entame la "normalisation", c’est-à-dire la reprise en main de la cellule par des diplomates. À droite, Alain Juppé et Dominique de Villepin engagent cette réforme de la coopération qui se poursuit avec Lionel Jospin, lequel ferme notamment les camps militaires de Bangui et Bouar, en Centrafrique, en 1998.
Chirac arrive au pouvoir en 1995. Pourquoi embarque-t-il Foccart pour son premier voyage sur le continent ?
Il souhaite faire une dernière faveur au "Vieux", rappelé comme son représentant personnel auprès des présidents africains, tout en sachant que son influence s’amenuise. C’est un geste de continuité gaulliste pour ses pairs africains. En coulisses pourtant, la querelle entre les Anciens – les "Foccartiens" – et les Modernes – les normalisateurs – atteint son apogée. En réalité, depuis 1988, Chirac utilise la mairie de Paris et différentes personnalités pour se préparer à la présidence. Une fois élu, il ne prône pas de rupture formelle mais, sur tous les dossiers, cherche à opérer une synthèse, avec plus ou moins d’équilibre, entre l’héritage de Foccart et les nouvelles voies de la politique française réformée.
La cohabitation Chirac-Jospin a été marquée par le "ni ni" du chef de gouvernement socialiste. Peut-on parler d’inertie ?
Non. Mais chaque institution – Défense, Quai d’Orsay, Coopération – cherche à imprimer sa propre conception de la politique africaine. Jospin, lui, prétend arrêter la politique des "amis de la France", avec en ligne de mire l’enjeu des transitions démocratiques comme gage de la réforme, à l’heure où la géopolitique de l’Afrique se redessine : conflits des Grands Lacs, émergence de nouveaux acteurs économiques et politiques, etc. La France ne cesse pas pour autant d’être un acteur militaire de premier ordre. Entre 2000 et 2002, en pleine cohabitation, la gestion du dossier ivoirien reflète parfaitement les paradoxes des politiques françaises.
En 2007, Nicolas Sarkozy annonce la fin de la Françafrique. Ça ne va pas durer longtemps…
Le repentir sur la Françafrique semble avant tout l’expression d’un changement générationnel plus qu’une révision politique organique. En marge de la cellule africaine "normalisée", on s’aperçoit rapidement de la puissance du secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant, qui s’initie aux affaires africaines, et du rôle de certains missi dominici, tel Robert Bourgi, qui se présente comme le filleul de Foccart. Dans le contexte post-11-Septembre, la France renoue avec son rôle de puissance en Afrique, puisque c’est là que s’exprime sa spécificité dans la sécurité mondiale.
Si la politique française répond à la gestion des crises qui secouent l’ancien pré carré – succession d’Omar Bongo Ondimba, crises de transition en Côte d’Ivoire et en Guinée ou, plus récemment, guerre au Mali et crise en Centrafrique -, c’est avant tout dans la lutte contre Aqmi [Al-Qaïda au Maghreb islamique] que son action s’inscrit en profondeur, de Sarkozy à Hollande, comme en témoigne l’opération Serval au Mali, en janvier 2013. La France y intervient en première ligne et affiche clairement son expertise militaire sur la zone sahélo-saharienne à l’heure de la doctrine Obama.
Ces interventions n’ont-elles pas été mal perçues par certains chefs d’État ?
Si, mais les engagements français donnent désormais lieu à un débat politique plus critique et plus ouvert. De même, plusieurs chefs d’État s’interrogent sur les ressorts de la justice internationale à l’heure des processus nationaux de justice transitionnelle. Depuis le second semestre 2013, on voit ainsi naître à Dakar un ressort inédit : la chambre africaine extraordinaire, qui instruit le dossier de Hissène Habré, l’ancien président tchadien. Sont enfin remis en question les plans d’ajustement structurel, dont les effets se sont fait sentir dans la fragilisation des institutions publiques, par exemple au Mali.
D’autre part, des dirigeants comme Dioncounda Traoré au Mali ou François Bozizé en Centrafrique ont récemment appelé la France au secours, comme d’autres avant eux. Initialement au nom des accords secrets de défense, mais plus seulement. Le devoir d’ingérence fut un temps brandi par Paris, la nouveauté réside surtout dans le fait que, désormais, le devoir d’ingérence français essaie de s’accorder avec des cautions internationales, notamment avec des mandats onusiens – Libye, Côte d’Ivoire, débat en cours depuis fin novembre sur la Centrafrique. La France s’attache également à composer de plus en plus avec des alliés et partenaires africains.
Tout ceci participe in fine à la logique rénovée du pré carré. Si la France sollicitait déjà ses partenaires africains dans les années 1960-1970, la différence réside dans la révision des moyens français et la fin du dialogue bilatéral : Paris entend rester influent dans ses positions mais moins solitaire, car il n’en a plus les moyens. Les instances régionales comme la Cedeao [Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest] et la Ceeac [Communauté économique des États de l’Afrique centrale] devaient dessiner un schéma politique et militaire de sortie de crise aussi bien au Mali qu’en Centrafrique. Paris a aussi appris à se coordonner avec l’Union européenne et avec les États-Unis – en particulier avec la réintégration du commandement intégré de l’Otan -, comme l’ont prouvé les télégrammes WikiLeaks. Des conceptions qui n’existaient pas dans l’esprit ni à l’époque de Foccart.
Les liens interpersonnels sur lesquels misait Foccart restent plus que jamais d’actualité.
Quels sont aujourd’hui les principaux relais d’influence en Afrique ?
Les liens interpersonnels sur lesquels misait Foccart restent plus que jamais d’actualité, même s’ils évoluent dans leur forme, évolution générationnelle oblige. Ainsi, l’Internationale socialiste à laquelle appartiennent plusieurs présidents francophones apparaît en 2013 comme un acteur important et souvent sous-estimé des relations franco-africaines.
Les chefs d’État francophones qui partagent une certaine idée de la géopolitique post-11-Septembre en constituent toujours une clé de voûte : Idriss Déby Itno s’est ainsi affiché comme l’allié essentiel de la France au Mali, ainsi que dans la sécurisation militaire de la Centrafrique. Signe qu’en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, le symptôme de la "famille francophone" chère à Houphouët-Boigny existe toujours – mais redimensionnée -, malgré certains heurts, notamment entre Paris et certaines capitales d’Afrique centrale.
Enfin, phénomène nouveau et important depuis les révélations des années 1990-2000 sur la Françafrique, l’opinion publique franco-africaine gagne de plus en plus de poids dans ce débat, longtemps considéré comme un "bois sacré" de la Ve République réservé à quelques initiés.
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Propos recueillis par Pascal Airault
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Afrique – France : comme on se retrouve !
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