France – Afrique : ce qui doit changer
L’historien camerounais Achille Mbembe enseigne l’histoire et les sciences politiques à l’université du Witwatersrand, à Johannesburg.
Afrique – France : comme on se retrouve !
Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, chaque nouveau dirigeant français s’est cru obligé d’en appeler à une refonte des relations avec l’Afrique. Ce fut le cas du général de Gaulle le 30 janvier 1944, à Brazzaville. Alors que la guerre n’était pas terminée, il invitait la France à "établir sur des bases nouvelles les conditions de la mise en valeur de notre Afrique" et, dans la relation entre la métropole et l’empire, à "choisir noblement, libéralement, la route des temps nouveaux".
Lors d’une allocution devant le Parlement sud-africain réuni au Cap en février 2008, Nicolas Sarkozy ne dérogea point à la règle : "L’ancien modèle de relations entre la France et l’Afrique n’est plus compris par les nouvelles générations d’Africains, comme d’ailleurs par l’opinion publique française", déclarait-il alors, avant d’appeler à de nouveaux rapports fondés non plus sur l’inégalité, l’exploitation et le ressentiment, mais sur le respect et la reconnaissance des intérêts mutuels. À Dakar, en octobre 2012, François Hollande y allait de sa propre voix : "Le temps de la Françafrique est révolu"… "Il y a la France et il y a l’Afrique", deux entités distinctes dont les rapports devraient être désormais fondés sur "le respect, la clarté et la solidarité".
Les trois piliers qui constituent la matrice des rapports franco-africains depuis 1820 n’auront cessé de faire l’objet d’un recyclage quasi permanent.
Nonobstant ces appels, la substance des rapports franco-africains n’aura changé qu’à la marge. Les trois piliers qui en constituent la matrice depuis 1820, à savoir le racisme culturel, le paternalisme et le mercantilisme, n’auront cessé de faire l’objet d’un recyclage quasi permanent.
Les choses auraient pourtant pu se passer autrement, notamment au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Grâce en partie au concours massif des soldats africains, la France, bien que défaite, évite le désastre. Le général de Gaulle est si conscient de la contribution décisive de l’Afrique à la chute du nazisme qu’il ne qualifie pas seulement ce conflit de "guerre africaine" ; à ses yeux, ce combat aura forgé, entre la métropole et l’empire, "un lien définitif". La "dette de sang" contractée à la faveur de l’effort de guerre et sur les champs de bataille laisse entrevoir la possibilité qu’aux rapports de sujétion pure et simple se substituent des rapports de fraternité.
L’abolition du travail forcé et du code de l’indigénat, puis la naissance des partis politiques et des organisations syndicales dans les pays coloniaux changent en effet la donne. La plupart des grandes mobilisations africaines des années 1950 ne visent pas l’indépendance en tant que telle. Elles ont pour objet la jouissance pleine et entière du statut de citoyen – avec ses droits et ses devoirs – au sein d’une large Union française regroupant la France métropolitaine et toutes ses dépendances.
En octroyant finalement l’indépendance à ses anciennes possessions, en 1960, la France montre qu’elle n’est pas prête à faire de tous ses anciens sujets africains des citoyens à part entière d’une communauté politique rénovée, multiraciale et multinationale, où la frontière entre métropole et empire serait institutionnellement abolie. Paradoxe historique, la décolonisation à la française se résume cependant ainsi : "Ni indépendance réelle et effective, ni inclusion au sein de la nation française".
La "Françafrique" est la traduction en actes de ce paradoxe. On en parle souvent comme si elle ne consistait qu’en quelques intermédiaires, émissaires et officines opérant dans l’ombre. Mais qu’est-elle sinon un modèle de contrôle et de domination sans responsabilité ? Vaste système d’immunités fondé sur l’assimilation réciproque et la corruption mutuelle des élites françaises et africaines, elle sera régie par toutes sortes d’arrangements privés et de passe-droits et huilée par des pratiques illégales, voire criminelles. Pour sa survie, ce système dépendra de la permanence de formes de pouvoir tyrannique en Afrique et d’une patrimonialisation de la politique africaine de la France soustraite à tout contrôle démocratique et parlementaire.
Des accords secrets et inégaux feront des satrapes africains des vassaux au sein d’une vaste toile informelle affixée à l’État français.
Grâce à ce système, les potentats africains jouiront d’une large autonomie vis-à-vis de leurs peuples, devant lesquels ils ne seront guère comptables. Des accords secrets et inégaux feront des satrapes africains des vassaux au sein d’une vaste toile informelle affixée à l’État français. Au centre de cette toile trônera le chef de l’État français. Il sera relayé par ses courtisans, ses émissaires, une panoplie d’officines dans lesquelles se mêleront affairisme, renseignement policier et militaire, toutes sortes de faveurs, et où, de temps à autre, l’on décidera de quelques assassinats ciblés. Pour jouir de la protection assurée par le suzerain, les potentats africains se déchargeront en retour d’aspects cruciaux de la souveraineté de leurs États sur les plans militaire, monétaire et idéologique. Pour certains, ce cycle historique, désormais privé des ressources de sa reproduction sur la longue durée, arrive à sa fin. Pour d’autres, la pieuvre est loin d’être morte.
Toujours est-il que, hors de France, l’Afrique est de plus en plus considérée comme l’un des lieux majeurs où se joue l’avenir du monde. Le continent est en passe de devenir le centre de gravité d’un cycle nouveau de migrations planétaires. Les Chinois s’installent au coeur de ses grandes métropoles et jusque dans ses bourgades les plus reculées, tandis que des colonies commerçantes africaines s’établissent dans plusieurs mégalopoles d’Asie. Des milliers de Portugais migrent en Angola et au Mozambique. Dubaï, Hong Kong, Istanbul, Bombay, São Paulo et Shanghai prennent le relais des grandes destinations euro-atlantiques. Des dizaines de milliers d’étudiants s’en vont en Chine chaque année, tandis que le Brésil, l’Inde et la Turquie frappent à la porte. Une extraordinaire vernacularisation des formes et des styles est en cours, transformant les grandes villes africaines en capitales mondiales d’une imagination à la fois baroque, créole et métisse.
Petit à petit, l’on va vers une plus grande transnationalisation de la société, de la vie intellectuelle, culturelle et artistique. Des projets d’infrastructures de grande envergure (autoroutes et chemins de fer régionaux, ports et aéroports internationaux), susceptibles de tisser des réseaux de communication qui transcendent les frontières nationales sont mis en oeuvre. Les nouvelles élites gouvernantes ont compris qu’il faut à tout prix désenclaver si l’on veut donner sa chance à cette Afrique-monde en gestation. Car la politique du futur africain sera, de prime abord, une politique de la déclosion et de la circulation.
Tel étant le cas, la sorte d’agenda africain qu’esquisse François Hollande depuis son allocution dakaroise est raisonnable, encore que très modeste au regard des enjeux d’aujourd’hui et de demain. La volonté de rétablissement des rapports d’État à État représente certes un progrès. Encore faut-il qu’elle s’accompagne d’une redéfinition des termes de la présence militaire française en Afrique et des modalités de la souveraineté monétaire des pays de la zone franc.
L’intervention française au Mali a été saluée par beaucoup. Le grand danger qui menace cependant l’ensemble du continent, c’est le vide hégémonique. C’est la mollesse des institutions africaines dans un contexte d’affaiblissement des formes nationales de la souveraineté, d’intensification de l’économie d’extraction, d’émergence d’une classe de sans-travail, de multiplication des guerres de prédation qui mêlent acteurs internes et externes, de déterritorialisation des ensembles hérités de la colonisation et d’émergence de nouvelles formes de luttes pour la survie.
Le grand danger, c’est également l’absence d’un noyau d’États-phares ou d’États-locomotives qui, de concert, travailleraient pour juguler les tendances au morcellement et à la balkanisation, pour accroître nos marges d’autodétermination, pour négocier avantageusement avec le reste du monde. Car en plus des formes religieuses de la violence, d’autres dangers pointent : la montée du mercantilisme chinois en Afrique ; le regain de l’interventionnisme occidental dans les conflits régionaux ou nationaux ; la recrudescence du militarisme américain et la transformation progressive de régions entières du continent en champs potentiels d’intervention ou en bases militaires pour les forces américaines ; la nouvelle course pour le contrôle des ressources du sol et du sous-sol africain. Les risques d’une "afghanistanisation" de pans entiers du continent sont donc réels et ne se limitent point, loin s’en faut, au Sahara.
Sortir du triple piège du racisme culturel, du paternalisme et du mercantilisme exigera plus qu’un catalogue de bonnes intentions.
Sur tous ces fronts, la France peut apporter une contribution positive si elle travaille avec les Africains et non malgré eux. Par ailleurs, si, comme l’affirment les franges éclairées de son élite, la France et l’Afrique disposent effectivement d’une histoire commune et d’une langue en partage, il est étonnant que la question d’une politique culturelle visant justement à faire fructifier cet "en-commun" ne soit guère perçue comme un enjeu stratégique.
Pour le reste, confrontée à une crise profonde qui n’est pas seulement économique puisqu’elle affecte jusqu’aux ressources imaginaires de son identité, la France dispose-t-elle des moyens matériels d’une véritable politique du monde ? Taraudée par le rêve funeste d’une "communauté sans étrangers", la société française n’est-elle pas en train de se fourvoyer dans les marécages du racisme et de la provincialisation ?
Pendant trop longtemps, la France a vécu sur une idée obsolète de l’Afrique et est passée à côté des énormes transformations dont cette région du monde a fait l’expérience au cours du dernier quart du XXe siècle notamment. Sortir du triple piège du racisme culturel, du paternalisme et du mercantilisme exigera plus qu’un catalogue de bonnes intentions.
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