Burkina Faso : les oubliés de Folembray

Bientôt vingt ans qu’ils vivent au Burkina Faso, à Ouaga. D’origine algérienne pour la plupart, ils ont été contraints à l’exil parce que soupçonnés d’accointances islamistes. Rencontre avec ces hommes dont la France ne veut pas entendre parler.

En août 1994, des dizaines de personnes sont raflées et détenues dans une caserne française. © Thomas Coex/AFP

En août 1994, des dizaines de personnes sont raflées et détenues dans une caserne française. © Thomas Coex/AFP

Publié le 11 décembre 2013 Lecture : 9 minutes.

Qu’a-t-il encore à voir, ce vieil homme, avec celui qu’il était il y a deux décennies et que les services de renseignements français soupçonnaient d’être un dangereux terroriste dans des "notes blanches" qui ne portaient ni date ni signature ? Ahmed Simozrag venait tout juste de célébrer son vingtième anniversaire quand son pays, l’Algérie, a gagné son indépendance. Il a 71 ans aujourd’hui, mais on lui en donnerait dix de plus. Peut-être en est-il conscient, lui qui vous accueille dans sa modeste villa du quartier du Bois-Sacré, à Ouagadougou, par cette phrase simple et cruelle : "L’exil, c’est un assassinat mais sous une autre forme."

L’exil. Et aussi l’injustice, l’opprobre, l’incompréhension… "Nous avons été accusés de terrorisme. La pire des choses ! Pire que la pédophilie ! explique Soufiane Naami, le plus jeune de ses compagnons d’infortune. Et personne ne nous a donné l’occasion de nous défendre." Mais qui s’en soucie aujourd’hui ? Qui se souvient de ceux que l’on a longtemps appelés "les expulsés de Folembray" ?

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Le cauchemar a débuté en novembre 1993. Opération Chrysanthème : 88 hommes et femmes soupçonnés d’appartenir à des réseaux terroristes en lien avec le Front islamique du salut (FIS) algérien sont arrêtés. Certains seront expulsés, d’autres assignés à résidence. C’est le cas de Simozrag, ancien avocat au barreau d’Alger, installé en France depuis les années 1970, marié, père de sept enfants (tous français) et assigné à résidence dans un village de Lozère, dans le sud de la France.

Assignés à résidence dans une caserne

Neuf mois plus tard. C’est l’été. Le début de la trêve politique en France. Nouvelle rafle. Le 4 août, des dizaines de personnes sont arrêtées. Il y a là un épicier, un libraire, un gérant de pizzéria, un chercheur ou encore le recteur d’une mosquée réputé pour sa modération… La veille, cinq fonctionnaires français ont été assassinés en Algérie. À Paris, on décide que les "islamistes" que l’on vient d’appréhender n’auront pas les mêmes droits que les autres citoyens. Pendant un mois, en dehors de tout cadre légal, ils seront assignés à résidence dans un cadre très particulier : une caserne militaire d’un petit village du nord de la France, Folembray.

Les services de renseignements leur reprochent d’appartenir à des réseaux de soutien au FIS ou de défendre des thèses favorables à la lutte armée en Algérie. Ce sont, dit Charles Pasqua, "des complices de terroristes et d’assassins". Mais les avocats, qui découvrent des dossiers "vides", assignent le ministre de l’Intérieur en référé. La veille de l’audience, le dernier jour du mois d’août, 20 des 26 captifs sont expulsés en urgence. Ce n’est que lorsque leur avion fera escale aux Canaries qu’ils apprendront leur destination finale : le Burkina Faso, qui a accepté de les accueillir "à titre humanitaire".

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À Ouagadougou, ils sont d’abord logés dans un hôtel, puis dans des villas construites dans le nouveau quartier du Bois-Sacré. Le Burkina leur alloue chaque mois une somme confortable (400 000 F CFA, environ 600 euros).

Ils ne sont plus que six au Burkina

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Au début, les 19 Algériens et le seul Marocain de la bande sont soudés bien qu’ils ne se connaissent pas. Ils font leurs courses ensemble et, comme ils pensent que cet exil forcé ne durera pas, achètent le minimum. Soufiane Naami se souvient avoir dû parlementer pour savoir s’il fallait acheter un pack de six bouteilles de lait. "On se disait : "On partira bientôt, rien ne sert d’acheter autant.""

De fait, au fil des ans, beaucoup sont partis. Pas en hommes réhabilités, mais avec la complicité des autorités locales, munis d’un faux passeport. Ils ont pris la route de la Grande-Bretagne, des Pays-Bas, et certains ont même fini par rejoindre la France. Pour Simozrag, ils ont eu tort. "Nous sommes victimes d’une injustice qui nous a tous frappés. Nous aurions dû rester ensemble." Aujourd’hui, ils ne sont plus que six au Burkina.

Amer, Simozrag l’est plus que tous les autres. Parce que, en tant que "maître spirituel" de la troupe, il est le seul à être surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Devant sa villa, une vieille bâtisse aux murs décrépits, il y a en permanence deux militaires qui rendent compte à leur patron (le chef des services de renseignements, le général Gilbert Diendéré) de chacun des faits et des gestes du vieil homme. "Je suis un otage administratif, dit-il. Mon seul moment de liberté, c’est le vendredi, quand je vais prier à la mosquée."

Amer, il l’est aussi parce qu’il n’a pas pu refaire sa vie. "Que voulez-vous recommencer à 50 ans ?" Il passe son temps devant son ordinateur à écrire des essais sur la religion, parce que, dit-il, "quand on se trouve dans [sa] situation, on se rapproche du divin".

Quand Simozrag a été contraint de quitter la France, le plus jeune de ses enfants avait 4 ans. Son épouse ne travaillait pas. Au début, la famille a vécu sur ses économies, puis sa femme s’est mise à garder des enfants. Aujourd’hui, une de ses filles est avocate comme lui, une autre est banquière, certains sont au chômage… Aucun ne comprend pourquoi ils ont grandi sans leur père (l’un d’eux a même tenté de se suicider). "Leur maman me fait des reproches. Elle me dit : "C’est ta faute"", se lamente le septuagénaire.

Sa faute : voilà vingt ans qu’il la cherche et qu’il ne la trouve pas. Le FIS ? Il dit n’avoir jamais partagé ses thèses. Est-ce parce qu’il avait combattu dans les rangs du Front de libération nationale (FLN) avant 1962 et qu’il l’avait défendu ensuite dans les prétoires ? C’est ce qu’il se borne à croire, faute d’explications.

Tous, dans leur interminable exil, ont cherché à trouver la réponse à cette question : pourquoi moi ? Soufiane Naami, lui, est persuadé que les Renseignements généraux, dont il affirme qu’ils l’avaient approché pour devenir l’un de leurs indics peu avant son arrestation, lui ont fait payer son refus.

Soufiane, c’est le gamin de la bande, le petit protégé de "maître Simozrag". C’est aussi le plus combatif : en France, un avocat continue d’entamer des procédures pour obtenir son retour. "En 1994, j’étais encore un enfant", dit-il. Il avait 23 ans, vivait depuis l’âge de 8 ans en France avec sa famille, était à deux doigts d’obtenir la nationalité française et venait d’ouvrir une boutique d’alimentation en banlieue parisienne. Il fréquentait la mosquée de manière assidue, et ne cache pas avoir été séduit (et l’être encore) par l’islamisme politique. Mais jamais, dit-il, il n’a milité au FIS.

Quand il est arrivé, il a d’abord pensé à repartir. Puis il a "décidé de ne plus vivre comme un exilé, mais comme un être normal". Il a épousé une femme d’ici, avec laquelle il a eu deux filles, et a obtenu la nationalité burkinabè. Il s’est lancé dans le commerce avec les 5 000 dollars que lui a alloués l’État burkinabè – ce qui a mis fin au versement de son allocation mensuelle. Il a connu des hauts et des bas. Et si on lui propose, un jour, de prendre l’avion pour Paris, il le fera avec plaisir "pour voir la famille", mais il reviendra.

 

Malgré un humour taquin et une certaine aisance matérielle qui lui permet de louer une villa cossue dans le quartier de Ouaga 2000, c’est la rancoeur qui domine toujours chez lui. "La France nous a tués, le Burkina nous a enterrés", dit-il. En 2008, il avait fait une demande de visa pour la France. Refusée. En 2012, il a remis ça. Nouveau refus. "Votre volonté de quitter le territoire […] avant l’expiration du visa n’a pas pu être établie", est-il écrit dans la réponse du consulat, dans un classeur jaune. Il y a toute son histoire là-dedans. Des articles de presse, des papiers administratifs restés sans suite (dont un qui abroge son arrêté d’expulsion au motif qu’il "ne constitue pas une menace grave pour l’ordre public") et des photos de sa première vie, au 26, rue Georges-Clemenceau à Sartrouville. "Ici, finit-il par lâcher, ce n’est pas Ouagadougou. C’est Ouagatanamo."


De g. à dr. : Mohamed Doumi, devenu restaurateur à Ouaga. Soufiane Naami, le plus jeune de la bande, continue de
se battre pour obtenir le droit de rentrer en France. Mohamed Chellah, le Marocain du groupe, ne veut qu’une chose, "revoir
[ses] enfants". Ahmed Simozrad est surveillé en permanence par les militaires burkinabè. © Hippolyte Sama pour J.A.

Certes, matériellement, ces six-là n’ont pas à se plaindre. "Ils ont quand même une belle somme qui leur est versée chaque mois", soutient sans rire un diplomate français qui admet ne pas se préoccuper de leur cas et reconnaît à demi-mot que si leurs demandes de visas sont sans cesse refusées, c’est la faute des services de renseignements. "Ils ont une maison, poursuit-il. Il y en a même un qui a un restaurant." C’est vrai. Un restaurant parfaitement situé – à deux pas de l’ambassade de France – dans lequel Mohamed Doumi est fier de recevoir les Français.

Doumi, c’est un monsieur, à Ouaga. Tout le monde le connaît. Dans son petit bureau qui jouxte la cuisine, il y a le portrait officiel de Blaise Compaoré, un homme qu’il admire. Il y a aussi un chapelet de photos le montrant aux côtés des grands de ce pays, un drapeau du Burkina, des diplômes à son nom, des certificats d’honneur, une bible… Militant du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP, au pouvoir), ambassadeur de paix : Doumi, 66 ans, est l’opposé de Simozrag. Hyperactif. Positif. Il a la nationalité burkinabè ; il est marié, a eu des jumeaux et a acheté des terres. Dit : "Dieu est pardon." Baptise son restaurant La Paix au Burkina Faso.

Pourtant, il n’a toujours pas admis ce que la France lui a infligé. En 1994, cet Algérien ancien militant du FLN, fils d’un père martyr de la révolution, vivait en France depuis six ans. Il avait une femme et une fille de 1 an. "Ils nous ont brûlés et salis gratuitement. Les gens qui sont jugés, ils passent cinq ou six ans en prison. Nous, notre peine n’a pas de fin." Au début, Doumi a tenté de fuir. À Moscou, avec un faux passeport sud-africain – refoulé. En Côte d’Ivoire – refoulé. Au Ghana – refoulé. Plus tard, il a écrit au juge Jean-Louis Bruguière (chargé de l’antiterrorisme) pour qu’il le mette en examen – en vain.

"Je veux régler mes problèmes. Je veux voir mes enfants"

Mais Doumi reste un cas à part. Pour mesurer l’enfer que représente cette situation, il faut retourner au Bois-Sacré, non loin de la villa de "maître Simozrag". Là, dans une vieille bâtisse qui donne sur un terrain vague et dont l’ambiance est celle d’une prison dorée, survit un "vieillard" de 66 ans : Mohamed Chellah, le Marocain du groupe. Il est arrivé en France en 1969, a eu huit enfants (tous français), a travaillé en Corse, à Toulon, à Avignon (où il possède une maison). Puis un jour, à l’aube, alors qu’il est de retour de La Mecque, voilà que des policiers viennent sonner à sa porte. Le vieil homme édenté n’a toujours pas compris ce qui lui est arrivé. Il est, selon un certificat médical, dépressif et a des tendances suicidaires. Son épouse a divorcé et, selon les autres, "ça l’a détruit" (même s’il s’est remarié avec une Mauritanienne à Ouagadougou). En 2005, il a envoyé une lettre au Premier ministre, Dominique de Villepin. "Lasse d’attendre mon retour pour son mariage, une de mes filles s’est mariée avec une profonde tristesse", y écrivait-il. Aujourd’hui, il ne demande qu’une chose : quitter ce pays où chaque jour qui passe est une torture, et retrouver les siens. "Je veux régler mes problèmes à la banque, à La Poste, dit-il. Je veux voir mes enfants."

Déni de justice

Plusieurs des "expulsés de Folembray" qui vivent encore au Burkina ont engagé des poursuites judiciaires en France pour faire annuler leur arrêté d’expulsion. Certains y sont même parvenus. Le 11 juin 2001, la commission d’expulsion des étrangers a ainsi donné un avis favorable à l’abrogation de l’arrêté concernant Soufiane Naami. Il est écrit dans sa décision que "l’administration n’apporte aucunement la preuve de ses allégations selon lesquelles la présence [de Naami] constituerait actuellement une menace grave pour l’ordre public". Cet arrêté a donc été abrogé le 15 mars 2007. L’État français doit en outre payer 1 500 euros à l’ancien épicier au titre de ses frais judiciaires. Six ans après, il n’a jamais vu la couleur de cet argent et n’a toujours pas été autorisé à rentrer "chez lui".

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