Tunisie : ce que vaut vraiment l’armée
Attaque de l’ambassade américaine par les salafistes, attentat de Sousse, lutte contre les jihadistes dans le mont Chaambi… Les militaires font face à de nouvelles menaces. Si la valeur de ses hommes n’est pas remise en question, la Grande Muette est pour l’heure fragilisée par les atermoiements politiques et le manque de moyens adéquats.
Tunisie : ce que vaut vraiment l’armée
Depuis la fin des révolutions arabes, un danger beaucoup plus insidieux et dont la violence meurtrière est d’une froide efficacité a fait son apparition sur le territoire tunisien. Contre le terrorisme, les forces armées nationales semblent peu formées. Lacune qui se paie au prix du sang : une trentaine de militaires et de gardes nationaux ont été tués entre 2012 et 2013… Attaque de l’ambassade américaine, traque des jihadistes retranchés dans le mont Chaambi, attentat-suicide de la plage de Sousse : autant d’événements marquant la fin d’une époque pour l’armée tunisienne.
Signes du malaise qui s’invite dans les rangs, les défections (et le départ à la retraite du chef d’état-major Rachid Ammar) et les critiques adressées – à tort ou raison – à la Grande Muette. Ces dernières sont vécues comme une injustice par de nombreux officiers supérieurs. Un ancien lieutenant-colonel des transmissions témoigne : "L’armée n’a-t-elle pas fait en sorte que la guerre civile en Algérie, au cours des années 1990, ne déborde jamais sur notre territoire ? Cette même armée n’a-t-elle pas géré au mieux la révolution de 2011 ? Les conséquences de la déflagration libyenne n’ont-elles pas été limitées ? Des cadres de valeur sont toujours en place", conclut-il.
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De fait, la qualité des personnels n’est pas remise en question. Elle a – et a toujours été – convenable. Le pays dispose d’écoles nationales d’un bon niveau, et, en outre, de nombreux militaires complètent leur formation à l’étranger, dans les centres les plus réputés. À titre d’exemple, 4 600 d’entre eux sont passés par les académies et les centres d’instruction américains depuis 1956. Officiers et sous-officiers sont compétents et maîtrisent le matériel. Les appelés, qui constituent l’essentiel de l’armée de terre, sont bien encadrés.
L’armée manque de moyens matériels, et ceux dont elle dispose sont globalement inadaptés pour combattre le terrorisme.
En revanche, l’armée manque de moyens matériels, et ceux dont elle dispose sont globalement inadaptés pour combattre le terrorisme. Si les chars ont leur utilité quand l’ennemi mène une guerre de type hybride, leur usage perd toute sa pertinence face à un adversaire "asymétrique", insaisissable. Les blindés légers sont plus appropriés (et plus économiques) pour mener des patrouilles. Toutefois, ils sont vulnérables face aux engins explosifs improvisés et aux armes antichars portatives. L’aviation souffre elle aussi de limitations : munitions d’une précision insuffisante, hélicoptères peu protégés face aux tirs d’armes légères, absence de drones…
Moderniser et acquérir des équipements
Cette situation a contraint les décideurs politiques à augmenter de 135 millions d’euros le budget de 2014 – qui s’élevait à 542,9 millions d’euros en 2013. Une manne qui permettra de moderniser et d’acquérir des équipements en adéquation avec les missions à mener, notamment des hélicoptères. Tunis négocie ainsi l’achat de six appareils Eurocopter EC725 Caracal qui travailleront avec les forces spéciales et les commandos tunisiens. Emportant jusqu’à 28 hommes, disposant de blindage, l’appareil peut opérer de nuit. Ce sont les mêmes qu’utilise l’unité aérienne de la Direction générale de la sécurité extérieure française. Si toutefois les négociations sur le prix échouent, Tunis optera pour une douzaine d’UH-60 (transportant 11 hommes et moins performants). Ces sommes permettront aussi de financer des programmes d’entraînement réalistes et de créer 8 700 postes (militaires et soutien administratif).
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L’armée devra par ailleurs axer ses efforts sur la collecte d’informations et leur traitement. Lors de son départ à la retraite, en juin 2013, Rachid Ammar, héros ou mythe de la révolution, a dressé un constat alarmant : "Nous ne disposons pas de services de renseignements dignes de ce nom, et tant que nous n’en posséderons pas, la Tunisie sera menacée de "somalisation"." Sous le sceau de l’anonymat, un général en poste tempère les propos de son ancien boss : "Il a raison de tirer la sonnette d’alarme, mais il a sciemment exagéré le péril."
Nous avons amélioré les conditions sociales des militaires, nous avons mobilisé la diplomatie tunisienne pour obtenir l’aide de l’Algérie, de la Turquie, du Qatar et de l’UE.
Rached Ghannouchi, Président d’Ennahdha
"On ne minimise pas la menace jihadiste"
Mais les faits sont têtus. Si les échanges dans le domaine du renseignement avec des organismes étrangers (notamment les pays voisins) se sont intensifiés, l’armée n’est dotée d’aucune structure pour le traitement et l’analyse du renseignement. Il y a bien l’Institut tunisien d’études stratégiques (Ites), cependant il n’est pas rattaché au commandement de l’armée mais à Carthage, dont le locataire est le chef suprême des armées. Cette curieuse décision a été prise, au début des années 1990, par le président déchu Zine el-Abidine Ben Ali. Il a éloigné ce centre de sa vocation pour en faire un appendice de la police politique destiné à contrecarrer les initiatives de l’opposition. La révolution n’a en rien amené le pouvoir à corriger cette aberration. Le centre est toujours sous la coupe du Palais et est dirigé par Tarek Kahlaoui, un universitaire se réclamant du parti du président Moncef Marzouki.
En mai derner, les militaures (ici felicités par le président Moncef Marzouki,
à Kasserine) ont dû affronter des jihadistes repliés dans le mont Chaambi. © AFP
D’une manière générale, les atermoiements politiques inquiètent l’armée tunisienne. "On ne minimise pas la menace [jihadiste], affirme le colonel-major Mokhtar Ben Nasr, mais elle demeure gérable, du moins jusqu’à présent. Le dispositif mis en place aux confins algériens et libyens a fait ses preuves et empêche toute incursion massive de terroristes ou de miliciens libyens. En revanche, la crise politique qui s’éternise nous prive d’un exécutif légitime capable de prendre des mesures afin de restructurer notre armée et de l’adapter aux nouvelles menaces."
Depuis la révolution, le général américain Carter Ham, patron de l’Africom, s’est rendu à quatre reprises à Tunis pour échanger avec le commandement de l’armée.
L’institution militaire a donc décidé de s’appuyer sur un allié de poids. Depuis la révolution, le général américain Carter Ham, patron de l’Africom, s’est rendu à quatre reprises à Tunis pour échanger avec le commandement de l’armée. Un témoin raconte que lors d’une réunion à l’état-major, le visiteur interroge : "Que peut-on faire pour vous aider dans la lutte antiterroriste ?" La réponse le surprend : "Nous n’avons besoin ni d’avions ni de chars pour mener cette bataille. Vous pouvez continuer à nous aider comme auparavant [entre 1 et 2 millions de dollars par an sous forme de pièces de rechange, de matériel non sophistiqué, mais aussi de formation d’officiers dans le domaine du renseignement, NDLR]. En revanche, si vous voulez consolider une armée qui a donné la preuve de son attachement aux valeurs de la République dans un État qui a fait le choix de la démocratie, vous pouvez nous accompagner pour élaborer un plan quinquennal de modernisation et de réorganisation adéquat pour lutter contre les nouvelles menaces."
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Conscientes de leurs faiblesses, les forces armées tunisiennes se lancent ainsi sur tous les fronts : professionnalisation et modernisation, action militaire renforcée dans les villes, en milieu rural et aux frontières désertiques. Loin d’être gagnée, la bataille contre le terrorisme n’est cependant pas encore perdue.
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Par Laurent Touchard, et Cherif Ouazani
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