Libye : les mille et une tueries de Benghazi
Théâtre d’attentats quasi quotidiens visant des hommes politiques, des magistrats et de hauts responsables de l’armée ou de la police, la capitale de la Cyrénaïque, Benghazi, vit sous la loi d’Ansar al-Charia et autres milices. Mais la population, exaspérée, commence à se rebiffer.
Une vengeance lente et méthodique. Un par un, depuis la fin de septembre 2012, de hauts responsables de l’armée, de la police et du renseignement sont froidement abattus à Benghazi. Devant leur domicile, à leur retour de la mosquée ou dans leur voiture préalablement plastiquée. Certains avaient occupé des fonctions sous Kadhafi avant de rallier la révolution. Trop tard.
"D’anciens prisonniers se vengent de leurs bourreaux d’antan", avance un habitant de Benghazi. À la centaine d’officiers de l’armée et de la police visés par ces attentats s’ajoutent des juges, quelques journalistes et des responsables politiques locaux. Jusque-là, aucune enquête sérieuse n’a été diligentée pour identifier les auteurs et les commanditaires de ces crimes qui rythment la vie de la capitale de l’Est. La justice a feint de se saisir de ces dossiers, mais n’a prononcé aucune condamnation. Le 25 novembre, pourtant, les forces spéciales ont lancé une offensive contre Ansar al-Charia, l’un des groupes les plus virulents, laissant espérer la fin d’une ère de laxisme.
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Auréolées de leur participation (plus ou moins grande) à la "glorieuse révolution du 17 février 2011", des milices lourdement armées – certaines disposent d’hélicoptères et de blindés – agissent en toute impunité. Parfois adoubées par Tripoli ou par le conseil local (sorte de municipalité), elles servent de forces de sécurité de substitution. Mais elles contribuent surtout au chaos, sans que l’on sache de qui elles prennent leurs ordres. "Elles sont les seules à pouvoir faire régner la sécurité ou l’insécurité, selon les intérêts de ceux pour qui elles travaillent, souligne Ana Gomes, une eurodéputée spécialiste des affaires libyennes. Il n’y a aucune structure étatique. Des salafistes recrutent des milices soutenues financièrement par l’Arabie saoudite et le Qatar."
La plupart de leurs combattants ne sont pas des "héros de la révolution". Au niveau national, les anciens thuwar, recensés fin 2011, devaient être désarmés, démobilisés et réinsérés : 25 000 au sein de la police, autant dans l’armée. Aujourd’hui, ce chiffre a explosé. Selon le politologue Luis Martinez, les miliciens seraient entre 100 000 et 150 000. Plus de 200 000, estiment d’autres sources.
Ansar al Charia prend le contrôle de quartiers entiers
Beaucoup d’opportunistes ont profité de la décision du gouvernement de confier la sécurité du pays aux milices enregistrées auprès des ministères de la Défense et de l’Intérieur. Payés ou plutôt achetés avec de l’argent public, ils se mettent au service de tribus, de notables locaux et de partis politiques. Dans l’espoir, pour certains, d’intégrer l’armée… En attendant, ils répondent aux sollicitations les plus lucratives. "La résolution du problème des milices est entre les mains des politiques, qui les utilisent pour asseoir leurs projets", confie un homme d’affaires de Benghazi.
Dans la capitale de la Cyrénaïque, un groupe, Ansar al-Charia, composé notamment d’anciens révolutionnaires aguerris, combat au nom de Dieu et pour une application stricte de la loi islamique. Quatre mois après sa création, il organisait à Benghazi son premier rassemblement officiel. Ce 6 juin 2012, une quinzaine de milices se sont jointes au millier de sympathisants et curieux pour apporter leur soutien à cette nouvelle formation jihadiste dirigée par Mohamed al-Zawahi, longtemps incarcéré, sous Kadhafi, dans la sordide prison d’Abou Salim.
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Délaissant la capitale, la formation Ansar al-Charia a pris le contrôle de quartiers entiers de Benghazi, de Syrte et de Derna, ville où elle dispose d’importants stocks d’armes et où Abou Soufian Ben Qoumou, un jihadiste passé par le camp de Guantánamo, cornaque ses troupes. À l’échelle régionale, la milice s’est rapprochée du chef algérien Mokhtar Belmokhtar, qui, après avoir quitté Al-Qaïda au Maghreb islamique, a réuni plusieurs mouvances armées du Sahel sous la bannière d’Al-Mourabitoune.
À défaut d’ancrage local, les membres d’Ansar al-Charia ont mis en oeuvre des projets d’intérêt général (programmes sociaux, leçons coraniques, distribution d’opuscules venant d’Arabie saoudite) dans cette ville volontairement délaissée par Kadhafi, qui se méfiait des aspirations autonomistes de la région. Au-delà de la caserne de Ras Obeïda – leur QG, abandonné aux pillards, qui l’ont incendié le 25 novembre -, ces islamistes radicaux s’étaient dotés d’un siège social plus présentable : une clinique, servant aussi de cache d’armes.
Les jihadistes : ennemi numéro un du gouvernement
Le groupe est fortement soupçonné d’avoir fomenté la série d’assassinats qui ensanglante Benghazi, de même que, le 11 septembre 2012, l’attaque contre le consulat américain, pour laquelle sont aussi suspectés d’anciens Kadhafistes. Mais les jihadistes sont bien l’ennemi numéro un du gouvernement d’Ali Zeidan. Début novembre, le Premier ministre a dépêché les forces spéciales en renfort de l’armée. "Nous sommes aux côtés du peuple, nous ne tolérerons plus qu’on porte atteinte à la sécurité", a lancé Wanis Boukhmada, le nouveau commandant des forces spéciales, devant une foule réunie pour accueillir les colonnes d’armement convoyées depuis la capitale. Quelques heures plus tard, un officier était abattu…
Les combats du 25 novembre marquent un tournant. La version officielle veut que des militaires aient pourchassé un individu qui s’était réfugié dans les locaux d’Ansar al-Charia. Se sont ensuivis des échanges de tir, faisant au moins quatorze morts et des dizaines de blessés. Pour d’autres sources, l’armée aurait délibérément provoqué l’étincelle afin de pousser les habitants à se mobiliser comme ils l’avaient fait à Tripoli dix jours plus tôt. Les milices avaient alors ouvert le feu sur les manifestants pacifiques, tuant 46 personnes et en blessant 500 autres avant de finir par quitter la capitale.
Un appel de désobéissance civile
À Benghazi, des habitants ont encerclé une base d’Ansar al-Charia, dont les hommes ont été contraints d’évacuer les lieux. À 160 km de là, le QG de l’organisation à Adjabiyah a également été pris d’assaut. Des renforts jihadistes n’ont pu quitter leur base de Derna, bloquée par la foule, qui quadrillait aussi la ville. "Les civils passent à l’action contre les milices, que leurs exactions ont discréditées, souligne Saïd Haddad, maître de conférences à Saint-Cyr. C’est une période cruciale pour le gouvernement, qui a l’occasion de reprendre la situation en main et de démontrer sa capacité à résoudre les maux d’une population qui le soutient pour le moment. S’il échoue, c’est la fin."
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Abdel Hafiz Ghoga, ancien numéro deux du Conseil national de transition, ne mâche pas ses mots à l’égard du Premier ministre : "Où était Zeidan ? Il a abandonné Benghazi. C’est un lâche, qui n’a même pas osé quitter les abords de l’aéroport lors de sa première visite, début novembre." Cette fois, le 25 novembre, au lendemain de ses entretiens, à Londres, avec les chefs de la diplomatie américaine et britannique, Ali Zeidan s’est rendu en urgence à Benghazi. Mais sa visite est encore passée inaperçue. Les habitants ont répondu à l’appel à la désobéissance civile prononcé par le conseil local et observé une grève de trois jours. Mais dès le 27, à l’aube, des combats ont de nouveau éclaté. Pour Saïd Haddad, "l’organisation Ansar al-Charia est sur la défensive. Soit elle va attendre que l’orage passe, soit elle basculera dans une lutte sans merci pour le pouvoir".
Boukhmada super-proconsul
Le 23 septembre, Wanis Boukhmada a été nommé commandant des forces spéciales avec pouvoirs élargis à Benghazi. Depuis que ses hommes sont engagés dans une lutte à mort avec les milices, l’ex-colonel ne tait plus ses critiques envers le pouvoir central. "J’appelle le gouvernement et le Congrès à prendre leurs responsabilités", a-t-il lâché le 28 novembre. En février 2011, Boukhmada avait été l’un des premiers gradés à faire défection au régime Kadhafi. Après avoir dirigé le front de Brega durant la guerre, il avait été nommé à la tête de la région militaire sud, à Sebha. Mais il n’a pas que des amis. Les islamistes radicaux se souviennent de lui comme de l’un des fers de lance de la brigade 1, qui regroupait les parachutistes et la Saïqa ("la foudre"). Sous Kadhafi, cette brigade d’élite était chargée du contre-terrorisme. Prochain homme à abattre, ou futur homme fort ? Boukhmada joue sa vie et son avenir politique.
Boukhmada, le nouveau patron des forces spéciales. © DR
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Par Youssef Aït Akdim et Joan Tilouine
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