Boko Haram : la sale guerre du Nigeria

Parce que tous les moyens sont bons, l’armée a donné la chasse aux islamistes armés, dans le Nord, et à tous ceux qui sont soupçonnés de leur être liés. Et ce sont les civils qui en paient le prix.

L’assaut donné à Baga, en avril, illustre la violence des méthodes gouvernementales. © AFP

L’assaut donné à Baga, en avril, illustre la violence des méthodes gouvernementales. © AFP

Publié le 4 décembre 2013 Lecture : 4 minutes.

Devant le cimetière de Maiduguri, des militaires montent la garde. Chaque jour, à la nuit tombée, selon plusieurs témoignages recueillis par des ONG, des camions-bennes y déversent des corps d’hommes mutilés, torturés ou froidement assassinés par l’armée nigériane.

Les informations en provenance du nord-est du Nigeria sont rares depuis que l’état d’urgence y a été décrété, en mai. Dans la région de Maiduguri, les télécommunications sont coupées et les observateurs sont tenus à l’écart par l’armée. Capitale en déréliction de l’État de Borno, cette ville de 2 millions d’habitants est l’un des épicentres des âpres combats qui opposent la force spéciale mixte associant police et militaires (Joint Task Force, JTF) aux membres de la secte islamiste Boko Haram, qui y a été fondée en 2002. Entre la répression aveugle et massive de l’armée nigériane et les attaques sanglantes de Boko Haram, les populations subissent, impuissantes, l’escalade incontrôlée de la violence. La boussole de la terreur renvoie vers les deux camps et, selon l’ONU, plus de 37 000 personnes ont trouvé refuge de l’autre côté de la frontière, au Niger. À en croire un informateur au sein de l’armée, cité dans un rapport d’Amnesty International, plus de 950 personnes soupçonnées d’être des membres ou des partisans de Boko Haram ont trouvé la mort au cours des six premiers mois de 2013, alors qu’ils étaient détenus dans des centres de détention militaire. L’une de ces prisons d’exception est établie dans la caserne de Giwa, à Maiduguri. Les corps de ces membres ou partisans présumés de Boko Haram ont-ils fini par s’amonceler dans le cimetière municipal ?

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L’armée de l’air mobilisée

"J’ai reçu des témoignages crédibles concernant des membres de grandes familles du Nord tués par les services de sécurité", confirme l’ancien ambassadeur américain au Nigeria, John Campbell. Lui y voit des similitudes avec les tortures commises par des militaires américains dans la prison d’Abou Ghraib, en Irak, dont les photos avaient été publiées dans la presse du monde entier. Cette fois, ce sont d’abord des images satellite rendues publiques par Human Rights Watch qui ont illustré la violence d’un assaut mené par l’armée en avril à Baga. Plus de 2 000 maisons de ce village de pêcheurs lové au bord du lac Tchad, à 165 km au nord de Maiduguri, ont été incendiées.

Pour la première fois depuis la sanglante guerre du Biafra, en 1970, l’armée de l’air est mobilisée pour appuyer les opérations au sol. Selon Elizabeth Donnely, du think tank britannique Chatham House, la question des droits de l’homme n’est clairement pas la priorité de la JTF, qui arme et entraîne des jeunes civils de la région. Ceux-ci sont parfois rémunérés par des gouverneurs locaux. Depuis Abuja, le conseiller du président, Doyin Okupe, balaie ces accusations et nie formellement les turpitudes des soldats nigérians dans ce Nord musulman, pauvre et négligé par l’État. La culture de la violence qui irrigue l’administration sécuritaire y trouve un terrain d’expression. "Ce ne sont pas des bavures, mais un système qui repose sur l’usage extrême de la force", précise un diplomate occidental. Les gardes mobiles de la police nigériane y sont d’ailleurs surnommés les Kill and Go…

Un rapprochement avec les frères ennemis d’Ansaru

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Pour l’instant, les sénateurs nigérians font bloc derrière Goodluck Jonathan. Ils ont toutefois réclamé des rapports détaillés sur les accusations de violations massives des droits de l’homme commises au cours de ces opérations militaires qualifiées de "succès" par les autorités, qui s’enorgueillissent d’avoir délogé Boko Haram de son fief de Maiduguri et d’infliger des pertes quotidiennes dans les rangs islamistes. Un enthousiasme à relativiser, selon Marc-Antoine Pérouse de Montclos, spécialiste du Nigeria : "Plus on a tapé sur Boko Haram, plus la bête est devenue hideuse." Et d’ajouter : "Parmi les effets pervers de cette offensive, il y a les débordements de Boko Haram vers les pays voisins et un possible rapprochement avec les frères ennemis d’Ansaru, qui s’inscrivent dans une mouvance terroriste beaucoup plus mobile et globale, avec des connexions plus évidentes avec Al-Qaïda."

Délogés de leur fief et scindés en plusieurs factions, les combattants de Boko Haram fourbissent leurs armes depuis les provinces alentour et la zone frontalière avec le Niger. Malgré les quelques patrouilles mixtes composées de soldats nigérians et nigériens, qui évoluent le long des 1 500 km de frontière entre les deux pays, les insurgés naviguent sans mal dans la zone. De quoi faire peser une menace à l’échelle régionale. Pour Goodluck Jonathan, la sale guerre en cours vise à empêcher la "bête" de s’internationaliser et de frapper au Sud, au coeur de ce Nigeria "utile" et à domination chrétienne. Au risque de se couper de sa base électorale parmi les musulmans du Nord-Est pris en étau entre Boko Haram et la JTF.

Comment les lobbys chrétiens ont influencé Washington

Le 12 novembre, sur demande du président Goodluck Jonathan, l’état d’urgence a été prolongé de six mois dans les États de Borno, Yobe et Adamawa. L’armée y agit en toute impunité, renforcée par la décision de l’allié américain, qui vient d’inscrire Boko Haram et l’organisation Ansaru (qui retenait en otage le Français Francis Collomp) sur sa liste des organisations terroristes. Une décision controversée, car fermant la porte à toute négociation, mais perçue à Abuja comme un soutien diplomatique de Washington, où des lobbys chrétiens proches du pouvoir nigérian sont à l’oeuvre. Toutefois, au département d’État comme à l’ambassade américaine d’Abuja, des diplomates pointent du doigt les abus de l’armée nigériane et défendent une approche plus "modérée", quitte à établir des canaux de dialogue. Le secrétaire d’État, John Kerry, lui, a condamné les deux camps : "les atrocités commises par certains ne doivent pas excuser celles commises par d’autres".

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