Keziah Jones, le grand retour du dandy afro

Le chanteur et guitariste nigérian fête ses trente ans de carrière. De retour à Lagos depuis dix ans, c’est en RDC que l’ancien exilé, habitué des tournées européennes, fera résonner son jeu unique au festival JazzKif, ce 17 juin.

Keziah Jones, à Paris, le 9 juin 2022. © Nyima Marin pour JA

eva sauphie

Publié le 17 juin 2022 Lecture : 6 minutes.

La genèse de son histoire fascine. Keziah Jones a 8 ans lorsque son père, un industriel nigérian à succès, l’envoie à Londres pour étudier. Alors promis à un brillant avenir académique, le bohémien dans l’âme ne l’entend pas de cette oreille et finit par poser, quelques années plus tard, son baluchon et sa guitare à Paris. Il se fait repérer, à 20 ans, dans les couloirs du métro grâce à sa dextérité flirtant avec le jeu d’un Jimi Hendrix et le groove d’un Fela Kuti. De quoi susciter très vite l’intérêt des médias européens et alimenter le début de la success story.

Trente ans se sont écoulés depuis la publication, en 1992, de son premier opus, Blufunk is a fact. Un album avec lequel le chanteur et guitariste a su imposer son style à la croisée du blues et du funk donc, et conquérir le Vieux Continent. La suite de l’histoire est moins connue du grand public. Pourtant, Olufemi Sanyaolu, de son vrai nom, n’a jamais disparu des radars et c’est sans fausse note qu’il continue de façonner sa carrière, loin de la course aux streams, des charts et des récompenses. « Je ne crois ni aux catégories ni aux classements. C’est une spécificité très occidentale », estime-t-il.

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Au bon endroit, au bon moment

À 54 ans, son allure de jeune gaillard longiligne n’a pas changé. Keziah Jones, son éternel couvre-chef sur la tête, est hors du temps et des tendances. Et c’est sans doute là le secret de sa longévité. « Je pensais réaliser un album et basta. Car la manière dont ce premier disque est arrivé était un miracle, concède-t-il installé dans la cour de son studio parisien, situé dans le très africain quartier de Château d’Eau. J’étais au bon endroit au bon moment, j’ai rencontré les bonnes personnes et boum!, j’ai pu partir en tournée. Depuis, la musique est ma vie et surtout un art de vivre », pose l’artiste dissimulé derrière ses lunettes de soleil, moins pour cultiver son style de dandy afro que pour habituer ses yeux à la lumière naturelle. Il est un peu plus de 13 heures, mais le guitariste a joué une bonne partie de la nuit et vient de se réveiller. « Je pratique tout le temps, je me lève et je m’exerce au saut du lit. »

Écrire et composer gracieusement des morceaux pour ses proches, comme récemment pour sa sœur, voilà donc la routine de celui qui « ne travaille pas pour fabriquer des disques ». Pour preuve, en trois décennies, Keziah Jones n’a publié que six albums. Son dernier en date, Captain Rugged, est sorti en 2013, une année marquée par son retour au Nigeria. Pourtant, le natif d’Abeokuta, une ville située près de Lagos, ne prépare pas un mais trois projets actuellement, dont un album anniversaire à paraître d’ici à la fin de l’année compilant des titres extraits de ses différents opus, un album de poésies au piano, et une œuvre strictement instrumentale aux accents jazz, très loin du format calibré pour les radios auquel il nous a habitués à ses débuts.

« J’avais besoin de m’affranchir du couplet-refrain très pop pour embrasser une forme plus libre et expérimentale, avec des morceaux frôlant les dix minutes d’écoute », confie-t-il. Raison pour laquelle Keziah Jones se produira au JazzKif, festival de Kinshasa dédié au genre, ce 17 juin. L’unique date africaine de l’été pour celui qui foulera les planches de nombreux festivals de France.

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Conscience politique

L’auteur du tube Rythm is love s’est d’abord fait un nom en Europe et aux États-Unis. S’il a déjà sillonné le continent, avec des concerts donnés au Rwanda, en Afrique du Sud, en Angola, au Ghana, au Sénégal, au Mali et au Maghreb, il reste encore peu connu du public africain. « À Lagos, je vis essentiellement dans mon studio, glisse-t-il. Je fais quelques collaborations, mais rien à grande échelle. J’ai de la distance par rapport à l’industrie et ça aide vraiment psychologiquement. »

Ni totalement outsider ni tout à fait en dedans, Keziah Jones est conscient de l’apport de la scène actuelle nigériane dans le paysage musical international. Mais pas question d’entrer en concurrence avec les nouvelles coqueluches de la naija pop. Pour lui, à chaque génération son moment de grâce, « L’afrobeats est une musique géniale pour danser, s’évader et oublier ses soucis. C’est aussi particulièrement appréciable que le genre soit reconnu dans le monde. Je respecte cette génération pour cela, car elle a su se servir d’internet pour s’exporter. Mais elle ne raconte pas ce qu’il se passe tous les jours au Nigeria, regrette l’artiste. Il faudra un peu plus de temps pour que cette génération soit réellement engagée. »

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Mais les lignes bougent. Récemment, le rappeur nigérian Rema a fait état des violences policières dans le clip Are You There ?. Une prise de parole inédite – également impulsée via les hashtags #WeAreTired et #JusticeForAll relayés par de nombreux artistes locaux sur les réseaux sociaux –, qui ne laisse pas Keziah Jones insensible. « Je ne suis pas surpris que Rema ait sorti ce morceau, puisque les récents affrontements qui ont eu lieu au Nigeria visent directement cette génération, laquelle est devenue la cible de la police en raison de son apparence et de la manière dont elle s’habille, estime-t-il.

La société nigériane commence à avoir un éveil politique. Les dernières manifestations sont le reflet d’une prise de conscience chez cette génération qui a fini par comprendre dans quel environnement elle vit, observe le chanteur avant d’énumérer la liste des coups d’État, sous la présidence de Murtala Muhammed comme de Muhammadu Buhari, que sa propre génération a connus. Les vingtenaires n’ont pas vécu tout ça, raison pour laquelle cette génération est sans doute plus naïve que nous. »

Identité fluide

Si le globe-trotter navigue d’une ville à l’autre, de Paris, sa ville de cœur, à Londres, sa ville d’adoption, et Lagos, sa ville de « répatriation », il n’en demeure pas moins perdu dans la traduction. Lui qui a longtemps chanté l’exil et la place de l’homme noir dans le monde occidental, notamment dans Black Orpheus (2003) – titre choisi en référence à Orfeu Negro de Marcel Camus –, ne choisit ni son camp ni sa maison. S’il se sent chez lui au Nigeria, parce qu’entouré de sa mère et de ses frères et sœurs, « de personnes [qui] lui ressemblent », il a également le sentiment d’être plus en sécurité à Lagos qu’à New York ou Paris.

J’ai créé le personnage de Keziah Jones quand j’avais 13 ans pour me permettre d’évoluer dans le monde occidental

« Je ne suis pas menacé à cause de ma couleur de peau ou de mon étrangeté, constate-t-il. Mais je suis composé d’autres expériences. Pour moi, l’identité est fluide. Parfois, je suis nigérian, parfois yoruba, lagosien, africain, et d’autres fois je suis juste moi, Femi ou Keziah. Mais je dois composer avec ce que l’on me propose, à savoir un passeport nigérian et un passeport britannique », assume celui qui a pourtant choisi de se glisser dans la peau d’un autre, en choisissant un patronyme à consonance africaine-américaine.

« J’ai créé le personnage de Keziah Jones quand j’avais 13 ans pour me permettre d’évoluer dans le monde occidental. À l’époque, la musique noire renvoyait surtout au jazz, à la soul et au R’n’B. Je voulais que mon album soit visible dans les rayons et pas rangé au fin fond du magasin », se remémore-t-il, l’œil malin. Mais aujourd’hui l’artiste s’interroge sur le bien-fondé de cet alter ego. « Keziah Jones, ça a marché pendant trente ans. Je pense que j’ai besoin de me présenter autrement maintenant », reconnaît-il.

C’est d’abord auprès du public français qu’il a redéfini les contours de son identité en présentant, l’année dernière au Centre Pompidou, l’exposition « Symposium of the future », un projet mêlant témoignages de figures de l’émancipation noire et archives personnelles. Un projet que l’artiste exportera à Lagos, à l’Alliance française, en octobre prochain. Aux côtés des images de Fela Kuti racontant la place et la difficulté d’être artiste et de celles de Malcom X s’exprimant sur la question de la race, des photos du petit Olufemi Sanyaolu, à l’âge de 8 ans, « le seul gamin noir de l’école parmi plein de Blancs ».

Mais aussi des images de son père, Oshodolamu, ancien chef des yorubas. « Cette expo propose de nombreuses de pistes qui en disent bien plus sur moi que mes albums », constate l’homme au chapeau. Keziah Jones souhaite avant tout transmettre et il n’hésite d’ailleurs pas à organiser des workshops de blufunk après ses concerts ou en ligne, destinés aux plus jeunes. « Le mieux que je puisse faire, c’est de jouer et de donner de l’inspiration », conclut-il avant de regagner son studio et d’agripper, aussitôt l’entretien terminé, sa guitare.

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