« Exhibit B » de Brett Bailey : au coeur de l’ignominie coloniale

L’installation « Exhibit B » de Brett Bailey fait se croiser les regards des spectateurs et des acteurs, figés en pensionnaires des zoos humains du siècle dernier. Une expérience intense.

Le Sud-Africain ne cesse d’aborder le thème de l’altérité. © Daniel Boshoff pour J.A.

Le Sud-Africain ne cesse d’aborder le thème de l’altérité. © Daniel Boshoff pour J.A.

Publié le 25 novembre 2013 Lecture : 4 minutes.

En une petite semaine avignonnaise, il avait adopté la bise facile à la française (par lot de trois selon la particularité locale). Anthropologue zélé et enthousiaste, Brett Bailey met autant à l’aise son interlocuteur que son oeuvre bouscule.

Présenté pour la première fois en France dans le cadre du Festival d’Avignon en juillet dernier, Exhibit B est le deuxième volet d’un projet inédit (qui en compte trois) autour des relations de pouvoir régissant notre monde postcolonial. Revendiquée par son auteur comme une "exposition", c’est une installation qui plonge le visiteur dans l’ambiance des zoos humains, vitrines honteuses du colonialisme. Le spectateur est confronté à des tableaux vivants, composés de figurants, anonymes pour la plupart, recrutés sur place sur casting. La méthode a fait ses preuves dans les huit pays où Exhibit B a été présenté, mais Brett Bailey est encore épaté : "Ce sont des étudiants, des coiffeuses, des mécaniciens… ils réalisent une sacrée performance." Celle de prêter leur corps à l’expérience par sessions de quatre-vingt-dix à cent minutes.

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Des phénomènes de foire exposés

Le slameur Pierre Renaud, présent à Avignon en juillet, appréhendait les crampes autant que l’impatience : "Ce n’est pas forcément mon truc de me taire et de rester immobile !" Ce qui l’a convaincu, c’est "la portée du projet" et le charisme d’un metteur en scène tout sauf manichéen : "La consigne était claire : ne pas recevoir les visiteurs comme des bourreaux, la situation était assez forte comme ça." Et effectivement, le regard de ces acteurs immobiles transperce le visiteur.

Puis ce sont leurs histoires qui saisissent. Celles de ces milliers d’anonymes exposés dans les zoos humains, et des destinées singulières, à l’image de celle, poignante, de Swatche, plus connue sous le nom de Vénus hottentote, esclave transformée en phénomène de foire pour sa morphologie hors du commun et disséquée peu après sa mort. Et d’Angelo Soliman, enfant esclave devenu homme d’influence à la cour de Vienne, finissant empaillé dans le cabinet de curiosités de l’empereur François II. Et de tant d’autres…

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Dans ce parcours du calvaire relatant le crime colonial, seul un tableau ne vous regarde pas mais vous parle : un choeur de quatre têtes décapitées, hommage aux Hereros de Namibie sur fond de chant de lamentation magnifique. "Je voulais qu’il en sorte aussi de la beauté", explique Bailey, qui a fait appel au compositeur Marcellinus Swaartbooi pour susciter cette émotion qui achève de déstabiliser le visiteur. C’est souvent face à ces voix cristallines et à ces langues qui claquent que les larmes sortaient à Avignon. "Ce n’était pas mon but de produire quelque chose d’aussi émotionnel mais c’est ainsi, ces histoires touchent l’humain. À Helsinki, où il n’y a pas de passé colonial, l’émotion était très forte. Parfois ça devient même un peu hystérique, c’est très dur pour les acteurs", explique Bailey, qui se fait un devoir de soutenir ses troupes : "Sa présence nous redonnait énergie et confiance", note Pierre Renaud.

"J’ai appris à ne plus baisser les yeux"

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Né dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, Brett Bailey doit attendre l’université pour rencontrer d’autres Noirs que les domestiques de sa famille. Une situation "intériorisée" jusqu’à l’activisme des années de fac au Cap où il comprend que "d’autres systèmes sont possibles". Son travail ne cesse depuis d’interroger les dynamiques du monde postcolonial au sein de sa compagnie Third World Bunfight. Car le quadragénaire aime l’ambivalence, bunfight désignant aussi bien une réception qu’une dispute, une bagarre de mots… Des mots qu’il sait choisir : "Avec son peu de français, il a su me parler, explique Pierre Renaud, l’étudiant slameur devenu pygmée en vitrine. Je ne suis pas facile. Il a su me donner confiance. C’est un fin psychologue."

Mais un psychologue sans illusions. "La nation Arc-en-Ciel, ça a été un moment, comme un orgasme." Aujourd’hui, les tensions de classes ont remplacé les tensions de races : "Le pouvoir économique est toujours aux mains des Blancs, tandis qu’une élite noire détient le pouvoir politique. Pour les autres, peu de changement : la population augmente, l’éducation est très mauvaise. Il y a beaucoup d’insatisfaction, tout cela pourrait bien exploser un jour." Et le poids de l’Histoire pèse sur le débat public : "Les accusations de racisme fusent vite, c’est dur d’argumenter."

Quand on lui demande s’il compte changer le regard des gens avec Exhibit B, il passe la main sur son crâne rasé : "Les gens d’extrême droite ne viendront pas, donc ça ne les changera pas. En revanche, s’il se passe quelque chose chez ceux qui viennent, ils en parleront autour d’eux." Pour, peut-être, se débarrasser de ce qui colonise toujours les esprits.

Pour Pierre Renaud, que cette expérience a renforcé, le bilan est en tout cas sans appel : "Je crois que j’ai appris à ne plus baisser le regard."

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