Lampedusa : Sainte Giusi, madone des immigrés
Confrontés au débarquement incessant des clandestins, aux naufrages et aux drames en tout genre, bien des élus auraient baissé les bras. Mais le maire de Lampedusa, Giuseppina Maria Nicolini, est d’une autre trempe !
Maire de Lampedusa et de Linosa, deux petites îles italiennes au sud de la Sicile, Giuseppina Maria Nicolini (52 ans) aime les tempêtes d’automne en Méditerranée. Pendant que le vent souffle en rafales, aucune embarcation ne se risque à déverser sur les plages sa cargaison de clandestins. Le 3 octobre, la disparition en mer de plus de 130 personnes pour la plupart originaires de Somalie a constitué pour elle le drame de trop. "Ce ne sont pas des immigrants, ce sont des désespérés qui fuient les conditions de vie atroces qui prévalent dans leur pays", assène celle que les Italiens surnomment affectueusement "Giusi".
Cette insulaire a toujours exprimé son profond désaccord avec les politiques migratoires menées par l’Italie et l’Europe. Indignée par les campagnes médiatiques qui, en janvier et en février 2011, dénonçaient un "exode biblique" sans précédent alors que près de 6 000 jeunes Tunisiens profitaient de la révolution pour tenter l’aventure de l’immigration clandestine, elle a dit et redit qu’il n’y avait à ses yeux "pas d’invasion mais des naufrages". Et que, "alors que Lampedusa est le point d’entrée des rafiots de l’espérance depuis quinze ans, nous n’avons même pas une chambre mortuaire réfrigérée et un espace décent où recevoir les cercueils".
Un sujet de honte et de déshonneur pour l’Europe
Depuis 2002, 3 300 migrants sont morts au large de l’île. Et Giusi s’insurge : "Ce ne sont pas des chiffres, mais des personnes." C’est le message que ce petit bout de femme, mais grande humaniste, tente de faire passer à Bruxelles. Hélas, son intervention du 29 octobre a été un coup d’épée dans l’eau. Ce jour-là, en plein scandale des écoutes de la NSA, l’agence de renseignements américaine, les dirigeants européens avaient d’autres chats à fouetter. Le maire de Lampedusa n’en était pourtant pas à son coup d’essai. En mai 2012, deux mois après son élection, elle avait déjà interpellé le Parlement européen. "Je suis indignée, écrivait-elle, par le sentiment d’habitude qui semble avoir envahi le monde. Je suis scandalisée par le silence de l’Europe, qui vient de recevoir le prix Nobel de la paix mais reste silencieuse face à une tragédie qui fait autant de victimes qu’une guerre. Mais si le voyage en bateau est pour ces personnes la seule façon d’espérer, je crois que leur mort en mer doit être pour l’Europe un sujet de honte et de déshonneur. Jusqu’où faudra-t-il agrandir le cimetière de mon île ?"
L’appel de cette ancienne militante communiste a été entendu par le pape François, qui, en juin, a fait à Lampedusa sa première sortie officielle.
L’appel de cette ancienne militante communiste a été entendu par le pape François, qui, en juin, a fait à Lampedusa sa première sortie officielle. Et par Laura Boldrini, présidente de la Chambre des députés italiens et ex-porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Mais son soutien le plus indéfectible est naturellement celui de son époux, Peppino Palmeri, militant du Parti démocrate et chef de file de la gauche au conseil communal, qui n’hésite pas à alerter ses amis, à Rome, sur la situation de l’île. "Le maire fait du bon boulot", assure-t-il. Ces deux-là ont près de vingt-cinq ans de vie commune et deux grands enfants. Mais leur passion pour Lampedusa est presque aussi forte.
"Non aux clandestins en liberté chez nous"
Il n’empêche, celle que l’on surnomme parfois la Madone des immigrés a beau avoir l’endurance et la détermination d’une coureuse de fond, elle connaît aussi de grands moments de solitude. À plusieurs reprises elle a été menacée. "Non aux clandestins en liberté chez nous", disait un message trouvé près d’une barque brûlée à proximité du futur musée de l’Immigration. L’U capisti ? ("Tu as compris ?") qui concluait cette déclaration était lourd de sous-entendus. Mais Giusi en a vu d’autres. Le parcours militant de celle qui à 23 ans était déjà maire adjoint de son île est ponctué d’incendies criminels. L’atelier de son père forgeron est ainsi parti en fumée, de même que le local de Legambiente, la plus importante association écologiste italienne, dont elle dirigeait l’antenne locale. Sa propre jeep et le minibus de Peppino ont également été la proie des flammes. Il faut dire qu’entre 1983 et 1984 elle remplaça au pied levé le maire, victime d’une agression mafieuse…
Écologiste fervente, Giusi Nicolini n’a jamais ménagé ses efforts pour protéger l’environnement de son île. Son engagement n’a pas été du goût de tous, mais elle est parvenue à chasser Valtur, le puissant tour-opérateur, de la magnifique plage des Cognili, où les tortues de mer viennent pondre, puis à faire fermer les cabanons qui en souillaient le rivage et à obtenir son classement en réserve naturelle. Bref, ce site exceptionnel est pour l’instant préservé tant des constructions sauvages que des visées des promoteurs immobiliers. "Il faudrait étendre l’interdiction du commerce à la sauvette aux autres plages de l’île, quitte à faire usage de la force publique, estime Mme le maire. Un environnement préservé est plus attractif pour les touristes."
Pendant la mauvaise saison, les débarquements de clandestins s’arrêtent, et la signora Nicolini peut se consacrer entièrement à ses 5 000 administrés. Elle s’est fixé pour objectif de créer une bibliothèque municipale en lançant un appel aux dons à travers toute l’Italie. "Vous pourriez vivre dans un lieu sans livres ?" demande-t-elle. Et surtout, de réorganiser totalement le secteur de la pêche dans le sens d’un respect accru de l’environnement. Cette politique va lui valoir de nouvelles inimitiés. Elle le sait pertinemment, mais, en vraie Sicilienne, elle feint de l’ignorer.
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