Justice : monde arabe, les États de non-droit

Les révoltes de 2011 n’y auront rien changé : du Maroc au Qatar, l’institution judiciaire continue d’être gangrenée par la corruption et demeure inféodée aux puissants du moment.

Conférence de presse autour du procès de Mohamed Morsi, le 13 novembre, au Caire. © GIANLUIGI GUERCIA / AFP

Conférence de presse autour du procès de Mohamed Morsi, le 13 novembre, au Caire. © GIANLUIGI GUERCIA / AFP

Publié le 25 novembre 2013 Lecture : 9 minutes.

Environ une fois par mois, l’an dernier, Me Reda Oulamine a quitté son bureau de Casablanca et délaissé temporairement ses dossiers de droit fiscal et commercial pour partir avec des collègues dans ce qu’il appelle "des caravanes de la justice". En travaillant dans ces cliniques du droit gratuites destinées aux plus démunis, l’avocat a constaté que le système judiciaire marocain était bien plus malade qu’il ne le pensait. Il a vu, à Safi, cette femme sans ressources, quasi battue à mort par un voisin, qui a été déboutée. Ou, à Casablanca, ce concierge arrêté après qu’il se fut mis à dos un homme influent. Ou encore cette divorcée à qui un juge a attribué moins de 5 % de la pension alimentaire à laquelle elle avait droit, avec son enfant, parce que son ex-mari était un officier de police. "Toute une partie de la population – chômeurs, femmes de ménage, balayeurs de rue… – est malmenée par le système judiciaire. On les prend vraiment pour des sous-hommes", déplore le très disert Oulamine.

Si les Arabes se sont révoltés il y a près de trois ans, c’est en grande partie pour obtenir l’instauration d’une justice transparente et impartiale que leur déniaient des gouvernements corrompus. Aujourd’hui, la déception est palpable. Certains dirigeants ont été renversés et des réformes ont été promises, mais l’institution judiciaire est restée imperméable à tout changement. Elle souffre de graves dysfonctionnements et demeure davantage un instrument aux mains des nouveaux dirigeants qu’un espace où se règlent les litiges, privés ou commerciaux.

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Manque de confiance dans l’État de droit

Une situation préoccupante, ravivée début novembre par l’ouverture du procès (ajourné depuis) de Mohamed Morsi, le président égyptien déposé en juillet. Son cas est révélateur des tensions politiques qui agitent le système judiciaire. Sous Hosni Moubarak, le procureur général traquait les ennemis du régime. Quand Morsi a succédé au raïs, un nouveau procureur a poursuivi les opposants aux Frères musulmans. Maintenant, ces derniers et Morsi se retrouvent sur le banc des accusés face à l’institution qu’ils n’ont pas réussi à réformer durant leur année au pouvoir.

Finalement, les pouvoirs judiciaires arabes n’auront pas su gagner l’adhésion populaire. "Dans ces pays, quand on a un problème et pas de relations, il est très difficile de faire respecter ses droits", confirme Christian Ahlund, directeur exécutif de l’International Legal Assistance Consortium (Ilac), basé à Stockholm (Suède), qui a dispensé des formations à des juges de la région. Ce manque de confiance dans l’État de droit affecte aussi le business. Bien souvent, les hommes d’affaires craignent qu’on se moque d’eux s’ils saisissent la justice. Dans les États plus autoritaires (et plus riches) du Golfe, les investisseurs s’estiment mieux protégés en matière de droit des sociétés. Mais en Afrique du Nord, rares sont ceux qui pensent qu’un litige sera réglé avant plusieurs années. La frustration est telle que de plus en plus de personnes se font justice elles-mêmes. Plusieurs fois, ces derniers mois, des villageois égyptiens ont lynché des criminels présumés. En Libye, d’anciens membres des forces de sécurité de Kadhafi ont été victimes d’une campagne d’assassinats.

Il suffit de se rendre dans un palais de justice pour constater à quel point le système est déliquescent.

Il suffit de se rendre dans un palais de justice pour constater à quel point le système est déliquescent. À la cour d’appel du Caire, qui passe pour l’une des mieux nanties du pays, des montagnes de paperasse prennent la poussière dans un immense bureau. Un employé joue au solitaire sur le seul ordinateur qu’on aperçoit. Plus loin, des prétoires crasseux et des bancs cassés. Des papiers de bonbons et des canettes de soda jonchent le sol. Le long de couloirs malpropres, des avocats, des requérants et des suspects menottés, parfois flanqués de leurs parents en larmes, fument cigarette sur cigarette en attendant que les juges veuillent bien arriver. Un avocat qui fait le pied de grue regrette amèrement que les pièces des dossiers soient fréquemment perdues, ce qui rallonge encore les délais de jugement. Un autre affirme que des juges débordés tranchent souvent arbitrairement, sans lire les dossiers, afin de réduire leur charge de travail.

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"Les gens se plaignent du système. Ils le trouvent très lent et très corrompu, souligne Moaz Khalil, magistrat au Caire. En réalité, la situation n’est pas facile pour nous. Nous travaillons environ douze heures par jour, ce qui ne suffit pas pour aller au fond de tous les dossiers. Heureusement, il y a toujours possibilité de faire appel pour rattraper les erreurs éventuelles de la première instance." Les juristes dénoncent l’ampleur de la corruption, et les plaignants, à mi-voix, les avocats et les juges véreux. "Si vous voulez que votre fils échappe à une inculpation pour meurtre, il suffit de dégotter le bon avocat, qui ira trouver les juges corrompus. Ces derniers forment un véritable lobby", explique Me Oulamine. En Égypte, il arrive même que des requérants paient le greffier pour qu’il modifie les retranscriptions en leur faveur.


Ci dessus, à gauche : Seif el-Islam Kadhafi, détenu à Zintan depuis novembre 2011, réclamé par la Cour pénale
internationale pour crimes de guerre et ne s’est pas présenté à son procès à Tripoli, le 19 septembre.
Au centre : Après avoir publié cette photo sur Facebook, deux adolescents (14 et 15 ans) ont été détenus trois jours
dans un centre pour mineurs à Nador. Relâchés, ils restent poursuivis pour atteinte à la pudeur.
À droite : Abdelghani Aloui est inculpé "d’atteinte à la personne du président de la République et d’apologie au terrorisme" pour avoir posté
des caricatures d’Abdelaziz Bouteflika et de son Premier ministre sur sa page Facebook. © DR

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Une chasse aux opposants

Les procès sont aussi lents et inefficaces pour le citoyen lambda qu’ils sont expéditifs pour les adversaires du pouvoir. En juillet, aux Émirats arabes unis, 94 opposants ont été traînés devant un tribunal, qui a rapidement condamné 69 d’entre eux pour tentative de renversement du gouvernement, leur infligeant des peines allant jusqu’à quinze ans de prison. Certains étaient membres d’une formation islamiste qui réclamait pacifiquement des réformes. En septembre, le journaliste marocain Ali Anouzla a été arrêté, emprisonné, puis relâché sous caution dans le cadre d’un procès pour "terrorisme". On lui reprochait d’avoir fourni un lien internet menant au site du quotidien espagnol El País, où se trouvait une vidéo dans laquelle un militant islamiste menaçait le roi Mohammed VI. Le blogueur algérien Abdelghani Aloui est, lui, incarcéré depuis septembre. Son crime ? Avoir posté sur sa page Facebook des caricatures du président Bouteflika et d’Abdelmalek Sellal, le Premier ministre.

Par ailleurs, dans de nombreux pays arabes, on continue à traduire des opposants devant des cours spéciales ou des tribunaux militaires. L’armée égyptienne fait aujourd’hui pression sur les rédacteurs de la nouvelle Constitution afin que celle-ci prévoie que des civils puissent être jugés par des militaires. Récemment, toujours en Égypte, une cour militaire a condamné des dizaines d’opposants à des peines allant jusqu’à vingt-cinq ans de prison quelques semaines après leur arrestation, à Suez.

Dans la plupart des pays arabes, affirment les experts, le pouvoir n’intervient pas directement dans les procès mais a une poignée de juges à sa botte. Et parfois, ces derniers essaient tout simplement de précéder les attentes des dirigeants de peur de perdre leur situation. De tels procès donnent du système judiciaire une image désastreuse. Même les juges s’en inquiètent : "Quel que soit le verdict dans le procès de Mohamed Morsi et des Frères musulmans, il dégradera encore l’image de la justice aux yeux des citoyens, déplore Moaz Khalil. Les gens penseront forcément qu’on est revenus au système corrompu de Moubarak."

Les magistrats expérimentés deviennent une caste

Pour certains, les maux dont souffre l’institution judiciaire arabe trouvent leur origine dans la surpopulation des facultés de droit, d’où sortent trop de diplômés dépourvus des compétences adéquates. En outre, à la différence de ce qui se fait aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, presque rien n’est prévu en termes de formation professionnelle pour les avocats et les juges en milieu de carrière. Les magistrats expérimentés deviennent une caste en soi qui résiste à toute idée nouvelle ou à toute aide extérieure, lesquelles, à leurs yeux, porteraient atteinte à leur souveraineté. Les mécanismes de contrôle ou ceux visant à se débarrasser d’un juriste incompétent ou corrompu sont souvent entre les mains des juges eux-mêmes. Quant aux ressources, elles sont mal utilisées. Il y a souvent trop de juges qui ne disposent pas des équipes nécessaires pour faire face à une montagne de paperasse. Devant la Cour de cassation, un magistrat examine les griefs écrits des plaignants, qui n’ont que quelques minutes pour se faire entendre. Les pays qui recourent à l’aide judiciaire étrangère, comme la Tunisie, le Liban et la Jordanie, font mieux que leurs pairs, mais leur justice peine à être respectée. "On ne peut pas changer la mentalité d’un juge en six mois, lui inspirer de la compassion et de l’intérêt pour les victimes. Cela prend des années", explique Me Oulamine, qui a aidé à former des magistrats dans le cadre d’un programme américain.

À Benghazi, la grande ville de l’Est libyen, c’est un petit groupe de juges et d’avocats réformateurs qui furent les premiers à défier Kadhafi, en février 2011, et à lancer une insurrection nationale.

À Benghazi, la grande ville de l’Est libyen, c’est un petit groupe de juges et d’avocats réformateurs qui furent les premiers à défier Kadhafi, en février 2011, et à lancer une insurrection nationale. Lors des soulèvements d’Égypte, de Tunisie, de Bahreïn et du Yémen, des juristes ont aussi été aux premières loges pour exiger un changement. Parfois avec le soutien d’organisations internationales, des réformateurs ont cherché à restructurer les systèmes judiciaires arabes. Mais ces efforts ont été entravés. Ils vont souvent à l’encontre de certains intérêts… "Supposons que vous soyez au pouvoir et que vous laissiez l’institution judiciaire faire son travail en toute indépendance. Comment réagiriez-vous si elle commençait à faire le ménage jusqu’au sommet de l’État ? s’interroge Oulamine. Auriez-vous envie de voir des juges et des procureurs évoquer le cas des personnes qu’ils ont – ou n’ont pas – envoyé en prison à cause de vous ?"


Le journaliste marocain Ali Anouzla quittant la prison de Salé,
le 25 octobre. © AP/Sipa

Un code de bonne conduite

Des réformes rapides et décousues passent donc comme le meilleur moyen d’améliorer l’État de droit. Ainsi le ministre tunisien de la Justice a-t-il révoqué les juges réputés corrompus ou loyaux envers Ben Ali, le despote déchu. La loi d’exclusion politique libyenne empêche tout juge expérimenté ayant servi sous Kadhafi de continuer à travailler. Mais les magistrats eux-mêmes peuvent être les propres acteurs du changement. L’un des mouvements les plus prometteurs, le Club des magistrats du Maroc, une nouvelle organisation fondée par des juristes réformateurs, a tenté d’imposer un code de bonne conduite. Chacun de ses membres s’engage à déclarer ses revenus et à faire état publiquement de toute tentative visant à l’influencer ou à le corrompre. "Ils disent au gouvernement qu’ils veulent être indépendants, honnêtes et mieux payés, explique Reda Oulamine. Et ce faisant, ils posent un gros problème aux autres juges."

En Libye, en Tunisie, en Égypte et au Yémen, une nouvelle Constitution est en cours d’élaboration. Le Maroc, lui, a déjà inscrit quelques réformes dans sa loi fondamentale. Mais, selon Nizar Saghieh, fondateur du Legal Agenda, journal juridique réformateur et panarabe basé au Liban, les Arabes sont de plus en plus conscients qu’une Constitution doit aller de pair avec un système judiciaire efficace. D’autant, poursuit-il, que le manque de réformes est au centre du ressentiment, du mécontentement et de l’instabilité de la région. "Sans justice indépendante, vous êtes à la merci du pouvoir exécutif. Garantir cette indépendance est à la base de tout mouvement démocratique. Qui protégera les travailleurs, les syndicats, les minorités et les femmes si la justice ne parvient pas à empêcher les puissants de nuire aux plus faibles ?"

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Par Borzou Daragahi

© Financial Times et Jeune Afrique

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