L’Afrique peut-elle profiter de la révolution salariale en Chine ?

En dix ans, la rémunération nominale moyenne a été multipliée par 3. Avec les conséquences que l’on imagine sur la compétitivité des entreprises et le volume des exportations. L’Afrique peut-elle en tirer profit ?

Confection de vêtements destinés à l’exportation vers le Japon, à Huaibei. © Xie Zhengyi/AFP

Confection de vêtements destinés à l’exportation vers le Japon, à Huaibei. © Xie Zhengyi/AFP

ProfilAuteur_AlainFaujas

Publié le 15 novembre 2013 Lecture : 6 minutes.

Une révolution est en cours et, une fois de plus, elle vient de Chine. Le monde vivait jusqu’ici avec la conviction que ce pays, en raison de l’extrême faiblesse de ses coûts salariaux, était imbattable à l’exportation. Beaucoup peuvent en témoigner : des Tunisiens, dont l’industrie textile a été ravagée par les jeans venus de Shanghai, aux Français, qui ne fabriquent plus de téléphones et dont les iPhone sont assemblés à Shenzhen, en passant par les Brésiliens, qui tentent péniblement de bloquer par des taxes les automobiles importées de Canton.

Mais est-ce toujours vrai ? À en croire le Bureau national des statistiques, le salaire annuel moyen dans le secteur privé chinois (en milieu urbain) a atteint 28 752 yuans (environ 3 500 euros) en 2012, soit une augmentation de 17,2 % par rapport à 2011 et de 35,5 % par rapport à 2010. Le mythe des ming gong, ces migrants d’origine rurale exploités par des industriels sans scrupules, est en train de prendre un sacré coup de vieux.

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La cause de cette hausse vertigineuse est d’abord économique. "Il est une règle qui ne souffre pas d’exception, explique Célestin Monga, du département de la recherche économique de la Banque mondiale. Chaque fois qu’un pays connaît une période prolongée de croissance forte, les salaires augmentent automatiquement." "Les ming gong ne se laissent plus faire, confirme le chercheur Jean-Raphaël Chaponnière. Jusque dans les coins les plus reculés du pays, ils connaissent grâce au téléphone portable et à internet le niveau des salaires pratiqués à Shanghai." De fait, à partir de 2010, les grèves se sont multipliées dans les entreprises étrangères (Foxconn, Honda, Toyota) et ont permis aux ouvriers d’obtenir des augmentations salariales de l’ordre de 30 %. Le mouvement était enclenché.

Mais l’économie n’est pas tout. Si le rapport de forces est en train de tourner en faveur des salariés, c’est aussi pour des raisons démographiques. "Contrairement à ce qu’on croyait, la main-d’oeuvre chinoise n’est pas inépuisable ; elle va même décroître à partir de 2015, explique l’économiste Françoise Lemoine, du Centre d’études prospectives et d’informations internationales-Sciences-Po (Cepii). Le marché du travail en est bouleversé, car le vieillissement de la population se fait de plus en plus sentir."

Un objectif de progression du salaire minimum de 13% par an

Mais la cause principale de ce séisme salarial est avant tout politique. Les dirigeants chinois sont en effet hantés par les troubles de 1989 sur la place Tiananmen, à Pékin. Pas question que "la maladie des yeux rouges" (traduction : la jalousie à l’égard des privilégiés) provoque une multiplication des "incidents de masse", ces troubles de l’ordre public dont le nombre est passé de 8 700 en 1993 à 180 000 en 2010, selon Marie-Claire Bergère.

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Le Parti communiste sait que sa légitimité ne tient qu’à une croissance économique désormais partagée. Aussi appuie-t-il par tous les moyens les hausses de salaires. Le XIIe plan quinquennal (2011-2015) fixe un objectif de progression du salaire minimum de 13 % par an, en moyenne. Et une loi de 2011 stipule que les travailleurs migrants doivent bénéficier du même régime de protection sociale que les autres salariés, ce qui, pour les employeurs, pourrait à terme renchérir les coûts salariaux de 40 %. Bien sûr, cette générosité est intéressée. Elle vise à remplacer progressivement l’actuel mode de développement fondé sur l’exportation (celui-ci donne des signes d’essoufflement avec la demande en berne des pays développés) par un modèle fondé sur le marché domestique dont le moteur sera la demande intérieure.

Mais cette révolution a un prix : la perte de compétitivité de l’industrie, grosse consommatrice de main-d’oeuvre. Celle-là même qui a permis à la Chine d’accumuler 3 600 milliards de dollars (2 666 milliards d’euros) d’excédents commerciaux au détriment du reste de la planète. Est-ce que cette baisse de vigueur se fait sentir dans ses exportations ? "Très difficile de dire si l’affaiblissement des exportations est dû à une perte de compétitivité ou à une baisse de la demande étrangère pour des raisons conjoncturelles", estime Bei Xu, économiste chez Natixis. Il existe pourtant des indices concordants que ladite perte de compétitivité affecte les ventes : "Les statistiques nous disent que nos clients du secteur du textile qui avaient effectué jusqu’à 90 % de leurs achats en Chine ne s’y fournissent plus que pour une moitié de leurs besoins." Autre symptôme, la part dans l’ensemble des exportations chinoises de celles dont la marge bénéficiaire est très faible (elles sont dites "d’assemblage") est passée depuis 2007 de 55 % à 40 %, alors que, dans le même temps, la part des exportations "ordinaires" (électroménager et textile plus haut de gamme) passait de 45 % à plus de 50 %.

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Conserverie de fruits à Zaozhuang, dans la province de Shandong (Est). © Liu Mingxiang/AFP
 

Non seulement cette hausse des salaires est à l’origine d’une perte de compétitivité dangereuse pour le solde de la balance commerciale, mais elle risque de déclencher une spirale inflationniste, source de tensions sociales. C’est pourquoi le pouvoir pousse à une montée en gamme via des aides à la recherche-développement, mais aussi à l’automatisation, notamment dans les services.

Autre parade : la délocalisation. Celle-ci peut être interne, les entreprises migrant dans les provinces rurales comme le Heilongjiang (Nord), où la main-d’oeuvre reste bon marché : en 2011, les salaires y étaient 2,4 fois moins élevés qu’à Shanghai. Selon certains spécialistes, il y aurait encore 110 millions de travailleurs ruraux en situation de sous-emploi. Mais la délocalisation peut aussi avoir lieu à l’étranger : chinois ou pas, les fabricants de produits bas de gamme prennent de plus en plus volontiers le chemin de pays où les salaires sont de 2 à 6 fois inférieurs à ceux des ming gong. Par exemple, le Vietnam, l’Indonésie, le Bangladesh, le Cambodge et l’Inde. Ce n’est toutefois pas un raz-de-marée, car les salaires ne sont qu’un aspect du problème. "Les coupures d’électricité au Bangladesh ou l’illettrisme en Inde sont des handicaps qui ont tendance à décourager les investisseurs", explique Bei Xu.

85 millions d’emplois industriels trop onéreux pour la Chine

Mais voici que l’Afrique profite à son tour de la baisse de la compétitivité chinoise. En août, par exemple, le groupe suédois H&M a mis le cap sur l’Éthiopie, où le travail du cuir est une tradition. Que peuvent espérer les pays du continent de cette nouvelle donne ? "À la Banque mondiale, nous avons identifié en Chine 85 millions d’emplois industriels désormais trop onéreux. À terme, les trois quarts seront relocalisés", explique Célestin Monga. Justin Lin, ancien chef économiste au sein de l’établissement, estime pour sa part à 10 % le pourcentage des emplois chinois que l’Afrique peut espérer attirer. "Le continent dispose d’une énorme force de travail sous-employée, estime-t-il, mais pour que celle-ci devienne un atout, il faudrait que les États créent, sur le modèle des zones économiques spéciales chinoises, des parcs industriels hautement spécialisés. Ceux-ci devraient être peu nombreux, bien gérés, et offrir aux investisseurs la formation, les infrastructures, l’énergie et un cadre sécurisant qui font presque partout défaut actuellement." La Chine est peut-être en déclin dans certains secteurs. Mais les recettes de son surgissement sur le devant de la scène mondiale demeurent des références. l * Auteure de Chine, le nouveau capitalisme d’État, Fayard, 2013.

Tout est relatif

Selon le rapport mondial sur les salaires 2012-2013 publié par l’Organisation internationale du travail (OIT), les salaires chinois ont plus que triplé entre 2000 et 2010. Dans les zones urbaines, ils ont connu "une augmentation annuelle à deux chiffres pendant une décennie", souligne Sangheon Lee, l’un de ses auteurs. Les hausses "ont concerné tout le monde, des travailleurs de la restauration aux employés de bureau, mais les salaires les plus élevés sont versés dans la finance et le secteur public". En 2010, le salaire mensuel moyen était d’environ 3 300 dollars (près de 2 500 euros) aux États-Unis. En Chine, il oscillait entre 250 dollars dans le privé et 440 dollars dans les entreprises publiques. La marge avec les pays développés reste donc considérable. En revanche, selon l’ambassade de France à Pékin, le salaire minimum pratiqué en Chine était, cette même année 2010, 6,5 fois plus important qu’en Inde, 4,2 fois plus important qu’au Vietnam et 2 fois plus important qu’en Thaïlande. "Si certaines entreprises à la recherche de faibles coûts de production venaient à quitter la Chine, conclut Sangheon Lee, ce serait une chance pour les pays moins développés de la région."

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