Racisme : de la difficulté d’exister en politique quand on est Noir

Les attaques xénophobes et les menaces de mort contre la candidate à la vice-présidence de la Colombie, Francia Márquez, rappellent à quel point les personnalités de couleur sont essentialisées afin de minimiser la profondeur de leur discours et son impact.

Pour Francia Márquez, la Colombie est marquée par un « racisme structurel ». © DR

Leonard Cortana
  • Léonard Cortana

    Doctorant en cinéma à la New York University et chercheur au Berkman Klein Center de Harvard.

Publié le 18 juin 2022 Lecture : 5 minutes.

La romancière américaine Toni Morrison l’a répété tout au long de son existence : « La fonction principale du racisme est de distraire, de m’empêcher de faire mon travail et de me forcer à me justifier constamment sur ma légitimité à occuper une place de pouvoir. »

En 2022, ses paroles restent tristement d’actualité. En Europe comme aux Amériques, on tente encore de discréditer, par des attaques racistes, les politiques noirs que l’on semble juger davantage sur leur couleur de peau que sur leur travail. Pour preuve, les polémiques et les réactions, notamment sur les réseaux sociaux, après la nomination, en France, de Pap N’Diaye au poste de ministre de l’Éducation nationale et l’élection, dès le premier tour des législatives du 12 juin, de Danièle Obono. Ceux qui voudraient adhérer à la théorie de l’avènement d’une ère « post-race » doivent se rendre à l’évidence que ces stratégies de « distraction » tendent à prouver le contraire : on dénie à ces nouveaux visages de la politique le droit d’exister et de faire leur preuve dans l’espace public.

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« La dignité comme habitude »

De l’autre côté de l’Atlantique, les mêmes techniques sont à l’œuvre, alors même que la candidate Francia Márquez pourrait bien devenir la première vice-présidente noire de Colombie à l’issue du second tour de l’élection présidentielle, le 19 juin. Symbole célébré par de nombreuses communautés afro-diasporiques en Amérique latine mais aussi aux États-Unis – l’activiste américaine Angela Davis, notamment, qui reconnaît en elle une grande figure de la justice raciale et sociale, lui a envoyé un message de soutien –, Marquez doit, elle aussi, affronter d’innombrables commentaires racistes, avant même de pouvoir développer sa vision du changement dans un pays aux mains d’une élite politique qui s’est peu renouvelée depuis près d’un demi-siècle.

Dans les derniers mois de campagne, la candidate a dû s’exprimer à plusieurs reprises contre des attaques la comparant à King Kong. Comme l’ex-ministre française de la Justice, Christiane Taubira, comparée en son temps à une guenon. Francia Márquez répond que le racisme et le machisme tuent tous les jours en Colombie et qu’une fois élue, une de ces priorités sera de se dresser contre la normalisation de ces pratiques. Rappelons que l’un de ses cris de ralliement est « pour que la dignité devienne une habitude », dans un pays où les écarts de richesse sont toujours aussi criants et au détriment des populations afro-descendantes, sous-représentées dans les médias et dans les postes politiques à responsabilité.

Une autre technique des médias colombiens est de l’empêcher de développer une vision globale pour le pays en ne l’interrogeant que sur son statut de femme noire, comme si elle ne pouvait pas s’exprimer sur d’autres thèmes. En matière de parcours de vie et d’expertise, la candidate originaire de la côte pacifique a pourtant beaucoup à partager avec le peuple colombien. Ancienne travailleuse de la mine et employée domestique, elle devient mère à 16 ans et connaît une ascension spectaculaire en tant qu’activiste environnementale, une lutte qu’elle mène depuis ses 13 ans. Elle dénonce notamment les activités minières illégales qui polluent au mercure le fleuve Ovejas de sa terre natale. En 2018, elle reçoit le « Nobel de l’environnement », le prestigieux prix international Goldman, et obtient deux ans plus tard son diplôme d’avocate à la faculté de droit de l’université de Santiago de Cali. En ce début d’année, Márquez devient le phénomène électoral – comme la décrivent des médias colombiens et internationaux – en obtenant la troisième place des suffrages aux élections primaires du pays, sans n’avoir jamais obtenu de poste politique au préalable.

Convergence de mouvements

Les nombreuses attaques dont elle est la victime n’empêchent pas Francia Márquez de rappeler son engagement pour la promotion des populations noires. Elle le prouve en choisissant la date symbolique du samedi 21 mai, jour national de l’afro-colombianité, pour clore sa campagne avant le premier tour de l’élection présidentielle. En plein centre de Bogota, les organisateurs élaborent un programme qui célèbre la culture et résistance afro avec des manifestations artistiques et des interventions de leaders sociaux. Sous le mantra « vivir sabroso » (vivre de manière savoureuse), formule bien connue des populations noires de la côte pacifique, qui met en avant l’importance du bien-être, de la dignité et de la qualité de vie malgré les terribles épisodes du conflit armé et des violences répétées dans la région, une foule éclectique scande « On t’aime Francia » à la fin de chacune des interventions de l’après-midi.

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Dans le public, on note une convergence entre plusieurs mouvements : les communautés afro mais aussi les populations indigènes, les communautés LGBT et une majorité de jeunes qui se reconnaissent dans le besoin de changement que porte la candidate. Mais gare à ceux qui veulent réduire son impact politique à un simple phénomène générationnel, autre grand classique pour discréditer les figures politiques progressistes. Márquez reçoit également des appuis des populations plus âgées, qui voient en elle le respect des ancêtres et un espoir pour vieillir dans des conditions plus respectables, au sortir de la pandémie.

Menaces de mort

Ce 21 mai donc, à peine vingt minutes après la prise de parole de Francia Márquez, un rayon laser vient perturber son discours. Les gardes du corps de la candidate l’encerclent avec leur bouclier pour la protéger de possibles tirs, et elle trouve la force de terminer son discours malgré une voix altérée par l’émotion avant d’être évacuée de force de la scène. Image choc et pourtant bien représentative des menaces de mort que Márquez et son entourage reçoivent en contrepartie de sa visibilité politique dans un pays qui détient le triste record du plus grand nombre d’assassinats de leaders sociaux depuis plusieurs années. En 2021, selon les chiffres officiels, 145 d’entre eux ont été assassinés et les statistiques sont plus que préoccupantes pour 2022. Interrogée sur sa gestion des menaces, la candidate à la vice-présidence colombienne répond que c’est le risque à courir pour porter le changement politique pour les prochaines générations.

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Si nous ne pouvons que nous réjouir de l’ascension de nombreuses personnalités noires avec des profils et des programmes qui se distinguent par leur engagement à l’égalité raciale et sociale, jusqu’à quand allons-nous banaliser les risques encourus par des femmes politiques comme Francia Márquez ? Le spectre de l’assassinat, en 2018, de l’Afro-Brésilienne Marielle Franco, qui avait fait sa transition de l’activisme vers la politique traditionnelle, est souvent cité chez ses sympathisants, lesquels déploient une grande énergie à rendre visible son travail.

Au-delà des programmes, le changement doit se faire aussi par la prise de conscience des sociétés civiles : protéger ceux et celles qui incarnent la modernité en politique relève de la bonne santé de nos démocraties. On ne peut que souhaiter à Francia Márquez de pouvoir continuer son épopée politique dans les mêmes conditions que les nombreux autres candidats épargnés par les constantes menaces et attaques racistes, qui les distraient du véritable enjeu : plus de représentativité politique de profils justifiant à la fois d’une expérience et d’une expertise proche du peuple afin de rendre plus inclusif des projets de vivre ensemble. Tel est le défi d’une démocratie sabrosa !

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