Algérie : Bouteflika et ses généraux
Pourquoi le président de la République a-t-il décidé de réorganiser en profondeur l’armée dans la foulée du remaniement gouvernemental ? Éléments de réponse.
Convalescent et mal remis de son accident vasculaire cérébral du 27 avril et à quelques mois de la fin de son troisième mandat, censé être le dernier, du moins si l’on se fie à ses déclarations à propos de la fin de mission de sa génération, le président Abdelaziz Bouteflika ne donne pas l’impression d’être un homme malade qui aurait perdu de son influence et qui se contenterait d’expédier les affaires courantes. Il a beau être invisible, si l’on excepte quelques rares apparitions télévisuelles qui confirment son mauvais état de santé, le "patient algérien" a toujours la main, comme en témoigne sa décision de procéder à un profond remaniement de l’institution militaire : réorganisation du Département du renseignement et de la sécurité (DRS) et, surtout, consolidation du général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah au poste de chef d’état-major.
Friand de symboles, Bouteflika a choisi la date du 11 septembre pour annoncer le remaniement du gouvernement d’Abdelmalek Sellal. Au nombre des changements phares, le limogeage du général-major Abdelmalek Guenaïzia, ministre délégué à la Défense (Bouteflika étant le titulaire du portefeuille), remplacé par Ahmed Gaïd Salah, qui cumule ses nouvelles fonctions avec celles de chef d’état-major. Dans la foulée, le président a décidé de soustraire au DRS trois importantes structures désormais rattachées à l’état-major : la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA), la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) et le Centre de communication et de documentation (CCD). Cette redistribution des cartes s’est accompagnée de la mise à la retraite de dix-sept généraux, parmi lesquels le général-major Rachid Laalali, patron de la Direction de la documentation et de la sécurité extérieure (DDSE), et le général-major Othmane Tartag, chef de la Direction de la sécurité intérieure (DSI). Ils sont respectivement remplacés par des officiers plus jeunes, les généraux Ali Bendaoud, ex-attaché militaire à l’ambassade d’Algérie à Paris, et Mohamed Bouzid, qui a fait toute sa carrière dans le contre-espionnage aux côtés de feu le général Smaïn Lamari.
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L’attaque de Tiguentourine a mis à nu les défaillances du dispositif sécuritaire
Pour les observateurs et les chancelleries, ces changements sont le résultat d’une guerre de tranchées entre la présidence de la République et le DRS du général de corps d’armée Mohamed Médiène, alias Toufik. "C’est une lecture totalement erronée, assure un général à la retraite, ce n’est pas un problème de personne. Si tel avait été le cas, un simple décret présidentiel aurait mis fin à ce supposé bras de fer entre Bouteflika et Toufik. Les changements intervenus tant au niveau de l’organisation que des nominations sont plus profonds." En fait, tout a commencé le 16 janvier avec l’attaque du site gazier de Tiguentourine par un groupe jihadiste. Vécue comme un 11-Septembre algérien, l’opération a mis à nu des défaillances dans le dispositif sécuritaire. Au lendemain de cette tragique prise d’otages – la plus grande de l’histoire du pays (près d’un millier de personnes retenues par le commando de Mokhtar Belmokhtar) -, Bouteflika avait exigé un rapport circonstancié. Celui-ci a révélé des dysfonctionnements majeurs, notamment l’anachronique dispositif dans la lutte antiterroriste fondé sur une artificielle séparation entre analyse du renseignement et traitement militaire de la menace. "L’armée dispose de matériel de collecte de l’information, poursuit notre général, entre avions de reconnaissance, avec ou sans pilote, matériel d’écoute électronique, etc. Ce matériel relevait du commandement de l’armée, mais son produit était traité par une structure qui ne lui était pas rattachée directement."
La séparation entre l’institution militaire et les services de renseignement est le fruit de la guerre de libération. Héritière de l’Armée de libération nationale (ANP), la première n’a jamais eu de prise directe sur le DRS (ou sur les structures l’ayant précédé sous d’autres noms), qui est le descendant du ministère de l’Armement et des Liaisons générales (Malg). Malgré un lien organique incarné par le président de la République, ces deux rouages ont toujours été indépendants l’un de l’autre. En attendant la réforme en profondeur de l’État – et donc de l’institution militaire -, le président a procédé par petites touches sur la base des graves défaillances relevées par l’enquête interne post-Tiguentourine. "Le rattachement de la DCSA à l’état-major, explique le général Abdelaziz Medjahed, ancien directeur de l’Académie militaire interarmes de Cherchell (Amia, le Saint-Cyr algérien), est un retour aux sources, puisque cette structure avait été rattachée au DRS au début des années 1990. Toute armée digne de ce nom devrait être dotée d’une direction du renseignement militaire."
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Les autres changements concernant la police judiciaire et la communication sont moins importants que ne le prétendent médias et chancellerie. La DCPJ avait été rattachée au DRS sur décision de Bouteflika en 2009. Quatre ans plus tard, le président a changé d’avis. Quant au rattachement du CCD à l’état-major, il relève plus du réaménagement technique que d’un bouleversement de l’organigramme du DRS. Il s’agit surtout de renforcer les moyens de la Direction de la communication, de l’information et de l’orientation (DCIO), une structure du ministère de la Défense nationale placée sous le commandement du général Boualem Madi. Il n’empêche, l’affaiblissement – ou plutôt la désacralisation du DRS, héritier de la redoutable Sécurité militaire (SM) des années Boumédiène – est bien réel.
Structures soustraites au Département du renseignement et de la sécurité (DRS)
et désormais rattachées à l’état-major. © Jeune Afrique
Un État moderne suppose une tutelle civile
Dans les moeurs politiques de l’Algérie pluraliste, seuls deux partis, le Front des forces socialistes (FFS) et le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), utilisaient régulièrement l’expression "police politique" pour évoquer les services secrets. Les décisions de Bouteflika concernant l’armée ont banalisé l’expression. Désormais, c’est Amar Saïdani, premier responsable du Front de libération nationale (FLN), ex-parti unique et première force politique du pays, qui l’évoque à longueur d’interviews, déplorant la place considérable du DRS dans la vie politique, économique et sociale, et dénonçant des attributions qui devraient relever de la justice, notamment les enquêtes d’habilitation précédant toute nomination dans la haute fonction publique. Bref, le patron du FLN, considéré encore comme un parti-État, rouage essentiel dans le système, tient un langage qui jusque-là était l’apanage de l’opposition.
La saillie d’Amar Saïdani remet au goût du jour un débat que l’on croyait clos avec la brutale éviction de Yazid Zerhouni. L’ancien ministre de l’Intérieur, ex-patron des services à la fin des années 1990, était le promoteur de la "civilisation" des services de renseignements. Selon lui, un État moderne suppose une tutelle civile, voire parlementaire, des services secrets. Un DRS rattaché au ministère de l’Intérieur, rendant compte aux députés et sénateurs ? Il y a loin de la coupe aux lèvres. Plus d’un demi-siècle après son indépendance, l’Algérie est encore trop fragile pour tenter une telle réforme. Qui serait une révolution.
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