Terrorisme : la Tunisie frappée au coeur…

Si les récentes opérations kamikazes contre des objectifs civils marquent un changement de stratégie des jihadistes, l’extrême jeunesse des candidats au « martyre » révèle un profond malaise sur fond de misère sociale.

Un membre des forces spéciales de la police tunisienne, le 14 mars 2012 à Hammamet. © AFP

Un membre des forces spéciales de la police tunisienne, le 14 mars 2012 à Hammamet. © AFP

Publié le 18 novembre 2013 Lecture : 7 minutes.

À Ezzahrouni, cité populaire de la périphérie de Tunis, le silence des riverains est éloquent. Évoquer Mohamed Jalili Ayadi Ben Romdhane, 21 ans, suscite de la gêne et des regards fuyants, non pas tant à cause de l’enquête en cours qu’en raison de l’opprobre que le geste de ce kamikaze a jeté sur le quartier. Jusqu’au 30 octobre, 9 h 35, Mohamed était un anonyme. "Un brave petit gars sans histoires", selon un voisin. Une minute plus tard, sur la plage de l’hôtel Riadh Palms, à Sousse (côte est), il est déchiqueté par l’explosion de la ceinture de dynamite qu’il portait sous son survêtement. Unique victime de cet attentat manqué, cet originaire de Mahdia (Est) venait d’ajouter son nom à la longue liste de jeunes Tunisiens sacrifiés sur l’autel du jihad, plongeant son pays dans la stupeur et dans la peur. Car son acte signe un changement de stratégie des terroristes, qui désormais ne s’en prennent plus seulement aux représentants de l’État mais aussi à des objectifs civils ciblés avec des bombes humaines.

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Pourtant, Mohamed n’est ni un terroriste aguerri ni un combattant rompu au jihad, mais une victime. Selon des sources sécuritaires, la ceinture d’explosifs aurait été actionnée à distance à partir d’un portable. "Les salafistes jihadistes approchent des jeunes assez fragiles, ils les encadrent, les rassurent tout en menant un graduel lavage de cerveau. Ils leur font miroiter un avenir exaltant à travers la participation à un combat, qu’ils présentent comme juste puisqu’il est conforme à la volonté d’Allah", explique en substance l’historien spécialiste des mouvements extrémistes Alaya Allani, qui en septembre avait mis en garde contre l’évolution de la stratégie d’Ansar el-Charia vers des attentats-suicides. Rafet Jemali, l’un des camarades de classe de Mohamed, lequel a abandonné le lycée en troisième année secondaire, rapporte que, depuis plus de un an, ce dernier fréquentait assidûment la mosquée du quartier et se passionnait pour les discussions qui se tenaient après les prières. "Il s’absentait parfois en prétextant une visite chez des amis. On ne savait pas où il allait, mais rien n’indiquait que Mohamed s’était radicalisé ; il n’avait pas de barbe, ne portait pas de kamis, parlait de foot avec ferveur et regardait les filles."

Conditionnés par des mouvements salafistes

Le cas de Mohamed n’est pas isolé. Le même jour, un attentat-suicide contre le mausolée de Bourguiba, à Monastir (Est), était déjoué. L’apprenti kamikaze, un dénommé Aymen Saïdi, n’est âgé que de 18 ans. Son père, Rachid, originaire de Zaghouan (Nord-Est), confie avoir découvert que son fils s’était rendu en Libye et qu’il avait été progressivement conditionné en suivant, entre autres, le cursus de l’Institut Nour pour les sciences de la charia, à Radès, en banlieue de Tunis, un établissement exerçant sans autorisation officielle. En réalité, Mohamed et Aymen avaient intégré dans le plus grand secret une cellule dormante du mouvement salafiste Ansar el-Charia.

Si ces deux tentatives d’attentat ont attisé la peur au sein de la population, elles ont aussi révélé le malaise de la jeunesse tunisienne. Ni Mohamed ni Aymen ne sont représentatifs de la génération Ben Ali. À la chute du régime, en 2011, ils étaient trop jeunes pour s’être frottés au système, mais l’un comme l’autre ont grandi dans des familles extrêmement modestes issues de l’exode rural. Sans formation solide ni instruction, ils se savaient sans perspectives d’avenir et condamnés à la misère. Tout comme Mohamed Bouazizi, qui, en s’immolant le 17 décembre 2010, avait allumé la mèche de la révolution. Mais la voix des jeunes – la moyenne d’âge de la population est de 29 ans – qui se sont soulevés pour dire leur détresse et réclamer emploi, dignité et justice sociale a été étouffée par les joutes politiques, aggravant un peu plus un profond et insoutenable malaise sociétal.

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Depuis janvier 2011, près de deux cents jeunes ont exprimé leur désarroi en tentant de s’immoler. Mais d’autres, qui se chiffrent à plusieurs centaines, ont préféré prendre le risque de l’émigration clandestine ou sont tombés sous le joug des extrémistes religieux. "Dans tous les cas, ils sont en quête d’un exutoire et de repères", explique la psychiatre Rim Ghachem, qui observe en milieu hospitalier une très nette croissance de la demande de prise en charge de jeunes. Ben Ali, qui avait en apparence pris des dispositions en leur faveur, n’a pas mis en place les mesures d’encadrement culturel et social permettant de construire un environnement. "C’est en adhérant au Rassemblement constitutionnel démocratique [RCD, parti de Ben Ali] que j’ai pu entrer dans la fonction publique à 26 ans", avoue un agent pénitentiaire.

De jeunes paumés succombent d’autant plus facilement aux recruteurs radicaux qu’ils sont prêts à adhérer aux causes les plus improbables pour combler un vide existentiel.

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Aujourd’hui, cette voie est définitivement fermée. "Les cinémas étaient inexistants, les maisons de jeunes étaient des coquilles vides, le rap était interdit et les activités sportives assez limitées. Dans les quartiers populaires et démunis, rien n’était vraiment prévu pour l’intégration", rappelle Hager Ben Hammouda, une assistante sociale de Douar Hicher, quartier de la banlieue ouest de Tunis où l’implantation salafiste est importante. Depuis deux ans, c’est la même spirale : de jeunes paumés en rupture sociale, proies idéales, succombent d’autant plus facilement au miroir aux alouettes que leur tendent des recruteurs radicaux qu’ils sont prêts à adhérer aux causes les plus improbables pour combler un vide existentiel. "Les extrémistes ne recrutent pas uniquement dans les couches sociales les plus précaires. Leurs cadres ont souvent un niveau universitaire, mais leur formation, le plus souvent technique, ne leur a pas permis de trouver un emploi. Le jihad leur permet en quelque sorte de se réaliser et de se sentir valorisés", analyse Habib Mrad, professeur universitaire. Le contexte politique favorise également la radicalisation idéologique. En dénigrant l’apport de Bourguiba, les islamistes sont dans le déni de l’Histoire et indiquent une voie à suivre ; Mohamed et Aymen l’ont empruntée.

Force est de constater aujourd’hui que ni l’État ni les institutions n’ont joué leur rôle. Englués dans la crise économique, les restrictions budgétaires et les querelles politiciennes, ils n’ont pas posé de garde-fou contre la montée de l’extrémisme, qu’ils n’ont pas vu venir ou, pis, qu’ils ont feint de ne pas voir venir et qu’ils ont laissé prospérer. Le ministère des Sports, ceux de la Culture, des Affaires sociales, le secrétariat d’État à la Jeunesse ne proposent pas grand-chose aux jeunes, tandis que la justice s’acharne contre ceux qui sortent du lot, le plus souvent des artistes ou des libres penseurs.


Évolution comparée des chiffres du tourisme (du 1er janvier au 20 octobre). © Jeune Afrique. Sources : Ministère tunisien du tourisme

L’État : complice ?

Mais le bât blesse aussi et surtout dans l’enseignement. Bien que certains terroristes arrêtés se soient camouflés sous un niqab, Moncef Ben Salem, ministre de l’Enseignement supérieur, s’est dit favorable à son port dans les facultés, malgré un avis contraire du tribunal administratif et des conseils scientifiques des universités. En se focalisant sur ce point, il occulte les problèmes de fond, dont l’inadéquation des formations et la prolifération des établissements non autorisés dispensant principalement un enseignement religieux. Il n’est ainsi pas exceptionnel que, dès la maternelle, les petites filles portent le voile et que les garçons, le front ceint du bandeau jihadiste, simulent des combats. Depuis fin 2011, plus de 350 établissements illégaux ont ouvert, assure Naziha Kamoun Tlili, présidente de la Chambre nationale des jardins d’enfants et garderies. De telles dérives, conjuguées à l’absence de volonté politique, voire à la complicité des autorités, ont plongé le pays dans une spirale qui menace des pans essentiels de l’économie tels que le tourisme. Les défaillances sécuritaires, l’émergence du terrorisme, l’absence de développement régional ont gravement impacté le secteur, pourvoyeur de 800 000 emplois directs et indirects. Dans le Sud et les zones frontalières, les touristes ont disparu. Pour survivre, les populations se rabattent sur des palliatifs, comme la contrebande et les trafics en tout genre. Un terreau propice à l’implantation de l’extrémisme…

Ansar el-charia & Co

Pour les salafistes d’Ansar el-Charia, classé comme une organisation terroriste par les autorités en août 2013, c’est le temps de la disgrâce. Les assassins de Chokri Belaïd, de Mohamed Brahmi et de huit militaires dans le Jebel Chaambi, entre autres, ne bénéficient plus de la clémence du pouvoir et sont retournés à la clandestinité. Leur chef, Abou Iyadh, réfugié en Libye, harangue ses troupes, accorde des interviews via les réseaux sociaux, consolide ses relations régionales et compte sur le retour de 1 800 jihadistes de Syrie pour renforcer ses rangs. Malgré les avis de recherche, il a récemment fait des incursions en Tunisie, notamment à Sidi Ali Ben Aoun, peu avant l’embuscade qui a coûté la vie à six gardes nationaux le 23 octobre. Les dix-neuf personnes interrogées après l’attentat raté du 30 octobre à Sousse ont reconnu leurs liens avec Ansar el-Charia, mais aussi avec le mouvement Les Signataires par le sang, de Mokhtar Belmokhtar, devenu Al-Mourabitoune depuis sa fusion avec le Mujao. Dans le nord de la Tunisie, la katiba Okba Ibn Nafaa fait profil bas mais reste proche d’Aqmi.

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