Sénégal : Abdoulaye Wade, un Versaillais pas comme les autres
Que fait l’ancien président sénégalais Abdoulaye Wade dans sa villa de la banlieue parisienne ? Il lit, réfléchit, conseille son ancien parti… Comme s’il n’avait pas renoncé à sa carrière politique et préparait son grand retour.
C’est depuis Dubaï qu’Abdoulaye Wade prépare son retour à Dakar. Son séjour dans les pays du Golfe, qui a commencé en octobre par un pèlerinage à La Mecque, en compagnie de sa fille, Sindiély, et de son médecin particulier, s’est transformé en une discrète "tournée" de plus d’un mois entre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU). "Comme tout leader d’un parti d’opposition, il y est allé pour chercher des soutiens et de l’aide logistique", indique El Hadj Amadou Sall, son ancien porte-parole. S’il s’est affiché tout sourire sur Facebook aux côtés de l’émir d’Al Fujaïrah, c’est à Dubaï que l’ancien président a oeuvré. Il s’y est rendu pour tenter de réunir des preuves que la filiale sénégalaise du troisième opérateur portuaire au monde, Dubaï Ports World, n’appartient pas à son fils Karim Wade, comme le soutient la justice sénégalaise. "Sa priorité, c’est son fils et son pays. Il ne veut pas mettre à mal la relation économique entre les EAU et le Sénégal, au contraire", insistent ses conseillers.
Avant de rejoindre Dakar, Abdoulaye Wade devrait faire une halte à Versailles, en banlieue parisienne. Au lendemain de la défaite présidentielle, en août 2012, le clan Wade s’est retranché au numéro 13 d’une ruelle calme, dans une villa en pierre meulière, bourgeoise mais sans faste. Sur la boîte aux lettres est indiqué le nom de la propriétaire : "Mme Viviane Vert, épouse Wade". En l’absence des maîtres du lieu, le petit personnel monte la garde et attend le retour du "président". L’ex-première dame, elle, s’est envolée pour Dakar le 17 octobre et rend visite chaque semaine à leur fils Karim, incarcéré à la prison de Rebeuss depuis le 17 avril à la suite de l’affaire dite des biens mal acquis. Son séjour est à durée indéterminée. "Ce n’est pas l’ex-première dame mais la mère qui est à Dakar, et elle restera jusqu’à la libération", précise son entourage.
"Il parle de son fils et de son pays avec amour et tristesse"
Devant ses proches, Abdoulaye Wade, qui, à l’instar de Sindiély, n’a pas vu Karim depuis sept mois, répète : "Si mon fils avait fait quelque chose de répréhensible, je serais le premier à le savoir." Il s’est pourtant démené pour mobiliser ses réseaux en Afrique de l’Ouest et dans le Golfe afin de hâter la libération de son fils, qu’il considère comme un "otage politique". En vain. En coulisses, des ténors du droit s’activent, comme le redoutable et très discret Jean-Pierre Gastaud, et sont venus prêter main-forte à l’avocat Pierre-Olivier Sur. "Il est très affecté. Il parle de son fils et de son pays avec amour et tristesse, confie l’un de ses proches. Il se rappelle avoir été dans la même prison lorsqu’il était opposant et évoque un parcours initiatique du fils. C’est ainsi que lui-même a vécu la prison."
Dans les faits, l’ancien président, âgé de 87 ans, n’a jamais décroché.
Gorgui ["Le vieux", en wolof] a maintes fois répété qu’il avait pris sa "retraite politique". Mais dans les faits, l’ancien président, âgé de 87 ans, n’a jamais décroché. Au contraire, depuis son bureau, situé à l’étage de la villa versaillaise, il scrute la vie politique sénégalaise et agit. Plusieurs fois par jour, il s’entretient avec les cadres du Parti démocratique sénégalais (PDS), prodigue ses conseils, donne des ordres et partage ses vues et analyses. "Il s’implique encore beaucoup à nos côtés. Il ne nous a pas laissés tomber, et son expérience de vingt-six ans dans l’opposition nous est précieuse", confie Samuel Sarr, ancien ministre de l’Énergie.
En tant que secrétaire général, Abdoulaye Wade est toujours le "patron" du PDS et entend bien le rester. Pour les chefs de file du parti qui ne sont pas soumis à une interdiction de sortie du territoire, Versailles est devenu un "passage obligé". C’est le cas de Modou Diagne Fada, le président du groupe parlementaire, et d’El Hadj Amadou Sall, qui sont venus le consulter cette année pour affiner leur stratégie politique et l’informer de l’évolution de la situation judiciaire. Souvent Sindiély est là, aux côtés de ses parents, entourée des trois filles de Karim. La jeune femme a pris quelques distances avec la politique et essaie de renouer avec le monde de la finance.
De sa maison située près de Paris, il scrute la vie politique sénégalaise.
© Camille Millerand pour J.A.
Les Wade : un couple de retraités
"Les affaires l’empêchent de se concentrer pleinement sur ce qu’il aurait envie de faire à plein temps : renouveler et appliquer sa vision du panafricanisme", explique Oumar Sarr, le coordonnateur national du PDS. Celui qui présida aux destinées du Sénégal pendant douze ans rêve toujours de mettre son "expertise au service du continent", comme il aime à le répéter à ses visiteurs, qui se montrent souvent circonspects lorsque ce libéral se définit comme un "panafricaniste néokeynésien". Lui se dit sollicité par des chefs d’État africains et aspire à intégrer le club des grands de ce monde. Ses proches se montrent volubiles pour évoquer ses travaux et réflexions qui visent à harmoniser les économies du continent, résoudre les crises politiques, réformer la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et oeuvrer à la création d’une monnaie unique. Le tout dans l’objectif de parvenir à un embryon d’"États-Unis d’Afrique".
Pour contenter un tel ego, le Sénégal et l’Afrique sont trop étroits. Wade a toujours voulu jouer un rôle sur la scène mondiale. Il lit beaucoup et puise son inspiration dans les ouvrages historiques et philosophiques. D’ailleurs, à la librairie Gibert Joseph du centre-ville de Versailles, on remarque le passage de cet homme à l’allure altière, conduit par son chauffeur dans une banale Laguna. "Si vous voulez me faire plaisir, offrez-moi un livre", a-t-il coutume de dire. Contrairement à son prédécesseur, Abdou Diouf, élu secrétaire général de la francophonie avec le soutien de Jacques Chirac, Abdoulaye Wade n’a jamais séduit la classe politique française. Et sa présence à Versailles suscite au mieux l’indifférence parmi les africanistes de Paris. Mais dans son salon lumineux, il reçoit bon nombre de diplomates étrangers et d’ambassadeurs africains selon un protocole bien huilé. Un visiteur raconte : "C’est assez touchant, car on est chez un couple de retraités. Il aime à raconter sa vie de chef d’État. Parfois, Viviane l’interrompt d’un "Tais-toi, laisse-moi parler !" et ça amuse beaucoup les convives."
Entre le roman de sa vie, la politique et le traitement des "affaires", Abdoulaye Wade enfourche son vélo d’appartement.
Pour tenter de laisser une trace dans l’Histoire, il écrit. "Il a beaucoup travaillé à la rédaction de ses Mémoires", confie son avocat Pierre-Olivier Sur. Entre le roman de sa vie, la politique et le traitement des "affaires", Abdoulaye Wade enfourche son vélo d’appartement ou transpire sur son tapis de marche.
Au fond, l’animal politique s’ennuie à Versailles. Son tempérament de combattant n’a pas été altéré et il évoque de plus en plus, lors de ses échanges permanents avec les cadres du PDS, son dessein de "monter au front personnellement". Certains tentent de le freiner, le préférant éloigné à Versailles. Car la forte personnalité du patriarche pourrait mettre à mal la "direction collégiale" du parti et desservir le relatif regain de popularité dont elle bénéficie depuis son départ. Cela fait longtemps qu’Abdoulaye Wade parle de rentrer définitivement au pays et de s’installer dans la maison qu’il a fait bâtir au Point E. Le pouvoir, veut-il croire, se trouve à Dakar, tout comme son fils… et les ennuis judiciaires.
Il revient ? Même pas peur !
"Que le président revienne chez lui et qu’il soutienne son fils, c’est normal. Pour nous, son retour à Dakar n’est pas un événement et encore moins un enjeu politique", tranche El Hadj Hamidou Kassé, conseiller spécial du président Macky Sall. À la présidence, le retour d’Abdoulaye Wade laisserait indifférent. De même qu’au sein de l’Alliance pour la république, le parti créé par Macky Sall. Avec toutefois des limites : "S’il cherche à nous déstabiliser et revient en fauteur de troubles, ce sera une autre histoire", avertit Abou Abel Thiam, le porte-parole du président. "Je ne crois pas que le PDS soit un adversaire redoutable aux élections municipales. Wade va pouvoir se rendre compte sur place du dynamisme de notre politique", conclut Kassé.
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