France : Christiane Taubira et les chiens de la République
Ils aboient, mordent et griffent, à coups de slogans racistes. Leur victime favorite ? La ministre de la Justice et ex-députée de Guyane. Et peu de voix s’élèvent pour condamner ces dérives inquiétantes.
La cote d’alerte est atteinte. Ce n’est peut-être qu’une impression, puisqu’il n’existe pas de baromètre fiable pour mesurer le degré de pollution raciste infectant les cerveaux. Mais, avant même l’affaire de la une de Minute, un seuil avait été franchi, le 25 octobre, à Angers – ville de l’Ouest français jumelée avec Bamako (Mali) -, où Christiane Taubira, la ministre de la Justice, était en déplacement.
Parce que l’insulte venait d’un groupe d’enfants, elle donnait à voir une France particulièrement effrayante. Elle n’a en effet qu’une douzaine d’années, cette fillette qui lève en direction du palais de justice une peau de banane, avant que le groupe de gamins qui l’entoure ne se mette à scander en choeur : "La guenon, mange ta banane !" Et ce, sans émouvoir outre mesure les adultes présents. Innocence enfantine ? Allons donc ! Chacun sait l’influence des parents – et les manifestants opposés au mariage pour tous, dont ce groupe faisait partie, ne se sont guère signalés ces derniers temps par leur ouverture d’esprit. Certains d’entre eux furent même les premiers à caricaturer l’élue en gorille.
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Venant du Front national (FN), parti d’extrême droite, les attaques verbales contre l’Étranger, le Noir, l’Arabe, le Rom ou le Juif ne surprennent malheureusement plus. Le pseudo-dérapage d’Anne-Sophie Leclere traitant la garde des Sceaux de "sauvage", la comparant à un singe et déclarant préférer "la voir dans un arbre après les branches [sic] que de l’avoir au gouvernement", n’en était pas plus un que l’ignoble "Durafour-crématoire" de Jean-Marie Le Pen, en 1988. Il s’agit, toujours, de flatter un électorat guidé par la peur et le rejet de l’autre. Dédiabolisation du FN oblige, la candidate aux municipales dans les Ardennes a été remerciée par sa direction : le message étant passé, on peut bien sacrifier le messager.
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"Y a pas bon Taubira"
Qu’une (ex-)élue de Guyane connue pour son engagement républicain cristallise la haine d’un parti xénophobe ne saurait surprendre. Mais le diagnostic est bien plus inquiétant : aveuglé par ses petits calculs électoraux, une bonne partie de l’échiquier politique semble au mieux indifférent, au pire infecté par le même poison. Pendant la campagne des législatives, Jean-François Copé, l’actuel président de l’UMP, avait osé une incroyable attaque ad hominem contre l’ex-candidate à la présidentielle de 2002 en avançant : "Quand on vote FN, on a la gauche qui passe […] et on a Taubira." Au sein de l’UMP, il n’était pas le seul à tenir ce genre de propos plus que douteux. Le magistrat Jean-Paul Garraud, alors député de la Gironde, déclarait ainsi que la composition du gouvernement lui donnait "mal à la France". Jean-Sébastien Vialatte, élu de la 7e circonscription du Var, ironisait, lui, après la victoire de l’équipe du PSG et les violences qui s’étaient ensuivies : "Les casseurs sont sûrement des descendants d’esclaves, ils ont des excuses. Taubira va leur donner une compensation." Car, pour une certaine France, celle qui a donné son nom à la loi de 2001 assimilant l’esclavage et les traites négrières à des crimes contre l’humanité ne sera jamais fréquentable.
Impossible de citer les slogans entendus en 2013 sans être pris de nausée.
Depuis le vote du mariage pour tous, qu’elle a porté avec détermination, son cas s’est encore aggravé. Impossible de citer les slogans entendus en 2013 sans être pris de nausée. Les intégristes catholiques de l’institut Civitas hurlaient ainsi sans crainte des "Y’a bon Banania ! Y’a pas bon Taubira !", oubliant sans doute un peu vite que la loi française est assez sévère envers ceux qui incitent à la discrimination ou profèrent des injures raciales. Les articles 24 et 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse punissent les premiers d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende, les seconds de six mois d’emprisonnement et de 22 500 euros d’amende. Un arsenal législatif toutefois difficile à mettre en oeuvre quand les débordements se multiplient. D’autant que la gauche elle-même n’est guère prompte à monter au créneau.
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Racisme decomplexé
Après l’incident d’Angers, il a fallu attendre cinq jours pour que le député socialiste Jean Glavany apporte son soutien à la ministre. Une standing ovation de tout l’hémicycle de l’Assemblée nationale aurait eu force de symbole. Las, seuls les députés de gauche se sont levés, ceux de l’UMP restant vissés à leur siège.
Surprenant ? Pas si sûr. En cherchant à siphonner l’électorat du FN, l’ancien parti gaulliste n’a cessé, depuis la présidence Sarkozy, de marcher sur les platebandes de l’extrême droite. Par le passé, Jacques Chirac lui-même avait dérapé en évoquant ce "bruit" et cette "odeur" restés dans les annales. Avec Nicolas Sarkozy, impossible de parler de dérapages. Sous l’impulsion de conseillers comme Patrick Buisson, ancien journaliste à Minute et à Valeurs actuelles, ou de proches tels que Brice Hortefeux, le précédent locataire de l’Élysée a institué le ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, et prononcé deux discours de sinistre mémoire, à Dakar et à Grenoble. Asséner que l’homme africain n’était pas assez "entré dans l’Histoire", c’était ouvrir les vannes à un discours "décomplexé". Derrière ce terme anodin se cache une idéologie empruntée aux conservateurs américains. Afin de moquer et de "ringardiser" les défenseurs des minorités, ces derniers ont inventé l’expression "politiquement correct". La droite française, mais aussi une partie de la gauche, l’ont reprise à leur compte pour, en vrac, disqualifier le "droit-de-l’hommisme", "l’intellectualisme", l’antiracisme et nombre de valeurs humanistes issues des Lumières. Les propos de Manuel Valls, le ministre de l’Intérieur, sur "l’impossible assimilation" des Roms se veulent ainsi débarrassés de ce "politiquement correct". Un président issu du PS devrait sans doute voler au secours de sa ministre. Du bout des lèvres, et dans le cadre fermé du conseil des ministres, François Hollande s’est contenté d’appeler "à la plus grande fermeté et à la plus grande vigilance". Aux grands maux les petits murmures.
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Face à ces courants idéologiques puissants, Christiane Taubira incarne une résistance. Noire, cultivée, déterminée, indisciplinée, éloquente, tranchante, portée par la pensée de Césaire et capable de citer Nietzsche, la garde des Sceaux est devenue tout à la fois une cible, un symbole et un rempart aux dérives populistes du "tous pourris". Outre les attaques racistes, elle a eu droit à toutes les avanies. On lui a reproché son passé indépendantiste, d’être ambitieuse, individualiste, insupportable envers ceux qui travaillent avec elle. Une source proche du ministère de la Justice confirme les épithètes suivantes : directe, opiniâtre, volontaire, entière, sincère. Et fait cette distinction : "Certains de ses collaborateurs ne l’apprécient que modérément, la trouvent trop rentre-dedans, trop sulfureuse, ce qu’ils jugent contre-productif pour mener des réformes en profondeur, dans le consensus. D’autres sont de véritables groupies et l’encensent à tout bout de champ. C’est assez drôle."
Le 30 octobre à l’Assemblée Nationale de Paris, Jean Glavany prend la défense
de Christiane Taubira sous les applaudissements de la gauche. © ERIC FEFERBERG / AFP
"Cette histoire de banane nous tue"
Mais celle qui arrive souvent au ministère sur son vélo jaune connaît ses dossiers sur le bout des doigts et reste, quoi qu’il arrive, ouverte à la discussion. Élevée par une mère seule, avec dix frères et soeurs, elle-même mère divorcée de quatre enfants, rompue aux coups bas de la politique, elle soutient, à 61 ans, avoir la peau plus que coriace et résister au racisme pur et dur qu’elle subit quotidiennement. Elle aimerait pourtant qu’une "belle et haute voix" se lève "pour alerter sur la dérive de la société française". Certains, comme le journaliste Harry Roselmack ou les écrivains Yann Moix et Christine Angot ont pris la plume, cette dernière s’exclamant à sa manière, dans le quotidien Libération : "Nous n’avons rien dit parce que nous ne savons pas comment faire, comment dire ce que nous ressentons, nous ne trouvons pas les mots pour expliquer la terreur qui nous saisit à la gorge, la peine radicale, plus que profonde, radicale, une tristesse qui touche le fond, que nous éprouvons, cette histoire de banane nous tue. Nous tue, je pèse mes mots." La République attend les autres.
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