Piraterie : la Méditerranée, mer de toutes les batailles

Entre le XVIe et le XIXe siècle, la Méditerranée est le théâtre de combats mémorables. Les rives africaines servent de havres à des marins musulmans de légende : Barberousse, Dragut, Euldj Ali, Moratto Genovese Osta, Morat Raïs…

La Méditerranée a été un théâtre privilégié de l’affrontement de grandes puissances. © Gianni Dagli Orti / The Art Archive / The Picture Desk

La Méditerranée a été un théâtre privilégié de l’affrontement de grandes puissances. © Gianni Dagli Orti / The Art Archive / The Picture Desk

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Publié le 4 novembre 2013 Lecture : 10 minutes.

Sur les eaux limpides de la mer Ionienne, dans le golfe d’Arta, non loin de Préveza (nord-ouest de la Grèce), en septembre 1538. Le calme tendu de l’avant-combat. De loin, les ennemis se jaugent. "Armé de sa lunette, Kheireddine reconnaît Doria en manteau rouge sur le banc du château de poupe de son ammiraglia au centre des galions espagnols ; sur sa droite, les nefs vénitiennes commandées par l’amiral Vincenzo Capello ; sur sa gauche, les galères du pape commandées par le patriarche Marco Grimani. Ce puissant rassemblement émeut les plus aguerris, et les nerfs se tendent de part et d’autre", écrit Geneviève Chauvel dans sa biographie romancée de Kheireddine, alias Barberousse (1478-1546, voir photo ci-dessous © DR).

À la tête de la flotte ottomane, celui qui porte désormais le titre de kapudan pacha ("grand amiral") est au sommet de sa gloire, il vient de prendre à Venise de nombreuses îles de la mer Ionienne et de la mer Égée, il a assiégé Corfou et ravagé la côte calabraise. Le pape Paul III, se sentant menacé par le bras armé de Soliman le Magnifique sur les flots, parvient à réunir une Sainte Ligue alliant à la bannière de la papauté celles de la république de Venise, de la république de Gênes, de l’Espagne et des chevaliers de Malte. À sa tête, Andrea Doria, capitaine général de la flotte impériale. L’objectif pour chacun des deux adversaires est le même : asseoir son règne sur la Méditerranée.

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A priori, le rapport de forces penche nettement en faveur de la ligue chrétienne, qui dispose de 112 galères, 50 galions, 140 barques et 60 000 soldats. En face, Barberousse n’a "que" 122 galères et galiotes, chargées de quelque 12 000 soldats. C’est pourtant lui qui, après deux jours d’observation mutuelle, prend l’initiative du combat, le 27 septembre à l’aube. Sa flotte, disposée en forme d’aigle aux ailes déployées, fonce vers l’imposant mur de navires chrétiens avec détermination. "Dragut commande l’aile gauche, Salih Reïs l’aile droite. Kheireddine tient le centre à bord de sa capitane qui arbore son pavillon rouge à croissants d’argent, celui du sultan et la bannière du Prophète", écrit Chauvel. Doria, surpris, met plusieurs heures à donner l’ordre de lever l’ancre. Plus légère, la flotte ottomane est aussi plus rapide. Les lourds vaisseaux chrétiens sont handicapés par le manque de vent. Le calme golfe d’Arta devient bientôt une mer de feu où les boulets de canon explosent les coques et déchirent les voiles, où les cris des soldats vaillants répondent aux hurlements d’agonie des blessés.

À la fin de la journée, dix navires ont été coulés par les hommes de Barberousse, qui en ont brûlé trois autres et capturé 36.

À terre, les Turcs ont pris une forteresse, et leur artillerie empêche Doria d’approcher de la côte. À la fin de la journée, dix navires ont été coulés par les hommes de Barberousse, qui en ont brûlé trois autres et capturé 36. Si le kapudan pacha peut parler de victoire, celle-ci a un coût : aucun bateau perdu, mais plus de 400 morts et 800 blessés dans ses rangs. Doria dispose encore de forces suffisantes, mais nombre de vaisseaux lui appartiennent en propre. Les perdre représenterait un fort manque à gagner. Comme le rappelle l’historien tunisien Sadok Boubaker, "un bateau de course coûte cher". Sourd aux demandes de ses alliés, Doria décide de profiter du vent et de la nuit pour fuir. Barberousse s’exclame alors en castillan, la langue de l’ennemi : "¡Oh, como Andrea Doria mata las linternas por no ver por donde huye!" ("Oh, comme Andrea Doria éteint ses lanternes pour ne pas voir où il fuit !") La victoire turque, ce jour-là, installe pour plus de trente ans la suprématie ottomane sur la Méditerranée. Jusqu’à la bataille de Lépante, le 7 octobre 1571, qui inversera le rapport de forces.

Alger, "lieu central" des affrontements

Le triomphe de Préveza n’est pas le premier succès de Kheireddine "Barberousse", loin de là. Originaire de Mytilène (Lesbos) où il serait né vers 1475, il a suivi le chemin tracé par son frère, Aroudj, qu’il a rejoint à Djerba au début des années 1510. "En 1513, Kheireddine et Aroudj débutent leurs entreprises de course contre les navires chrétiens, puis réorganisent la défense de Tunis en 1514, avant de s’en prendre frontalement aux présides espagnols à partir de 1515, tout en s’enracinant au Maghreb par le contrôle de Cherchell, puis d’Alger en 1516", écrit l’historienne Anne Brogini dans le monumental Dictionnaire des corsaires et pirates (dirigé par Gilbert Buti et Philippe Hrodej). En 1518, Charles Quint débarque à Oran et lance le gouverneur espagnol de la ville, Diego de Córdoba, marquis de Comares, à l’assaut de Tlemcen, où se trouvent Aroudj et son autre frère, Ishak. Malgré vingt jours de résistance, le premier des Barberousse et son frère périssent au combat. Kheireddine hérite alors des possessions fraternelles en Afrique du Nord, et Alger devient "un lieu central des affrontements entre Espagnols et Ottomans en Méditerranée". Habile stratège, marin aguerri, il fait allégeance au sultan Sélim Ier qui lui envoie janissaires et fantassins turcs. Très vite, le nouveau maître d’Alger s’illustre en repoussant l’attaque du chevalier de Malte, Hugo de Moncade, mandaté lui aussi par Charles Quint pour reprendre la ville…

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Dans les années qui suivent, le corsaire subit quelques revers, mais voit sa puissance et ses richesses augmenter. S’il doit céder Alger et se replier sur Jijel, si sa flotte est sévèrement battue par Andrea Doria près de Piombino en 1526, la liste de ses victoires est bien plus longue : Collo, Constantine, Annaba et de nouveau Alger, en 1525. Mais son fait de gloire le plus important sera, dans ces années-là, la destruction de la forteresse espagnole du Peñon, qui le narguait depuis des années. En 1529, après deux semaines de bombardements intensifs, Barberousse lance son attaque de nuit, par la mer. Le commandant Martin de Vargas se rend, et ses hommes, ainsi que leurs familles, sont réduits en esclavage. Les pierres du Peñon seront utilisées pour bâtir le port d’Alger…

Deux ans plus tard, il affronte de nouveau Doria (1466-1560, voir photo ci-contre © AFP), cette fois à Cherchell, et met sa flotte en déroute… Poursuivant sur sa lancée, il pille sans vergogne les côtes italiennes et celles de la Provence. Sa gloire est totale quand, en février 1534, il est nommé grand amiral de la flotte ottomane par Soliman le Magnifique. "À partir de cette année, il conduit nombre d’expéditions militaires et maritimes qui accroissent l’autorité turque en Afrique (prise de Tunis en 1534, défense d’Alger en 1541, domination de Monastir, Sousse, Mahdia), participe aux grands conflits méditerranéens (Préveza en 1538) et multiplie les déprédations des îles et littoraux du Ponant (Mahon en 1535, Corfou en 1537, Castelnovo en 1539, Nice et Reggio en 1543, Lipari en 1544…)", écrit Anne Brogini.

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Régnant sur Alger, écouté sur l’ensemble de la politique suivie au Maghreb, allié à François 1er dans les années 1540, Barberousse "jouit d’une place à part dans le gouvernement ottoman, liée à la reconnaissance du sultan pour ses conquêtes africaines et pour le redressement de la flotte turque qu’il a opéré, la rendant au milieu du XVIe siècle la plus puissante de la Méditerranée." Quand il meurt de vieillesse, en 1546, sa renommée dépasse de loin les rives de Mare nostrum.

Mais en cette époque où la course est pratiquée sur l’ensemble du pourtour méditerranéen, pour des raisons tant politiques que commerciales, d’autres corsaires de confession musulmane se signalent par leurs exploits – ou leurs méfaits, selon le point de vue où l’on se place. L’un des plus célèbres d’entre eux n’est autre que Dragut, dit Durghûth Raïs. Proche compagnon de Barberousse, il s’illustre lors de la bataille de Préveza – comme on l’a vu. Mais deux ans plus tard, alors qu’il navigue au large de la Corse, où il dispose d’un refuge près de Porto-Vecchio, il est capturé par Jeannetin Doria, qui opère sous le commandement de son oncle Andrea.

L’échange de prisonniers politiques contre une rançon évaluée en fonction de leur rang était à l’époque – les temps changent-ils ? – chose courante.

Réduit en esclavage, Dragut rejoint la chiourme et rame sur des galères italiennes pendant trois ans. En 1543, Barberousse le rachète : l’échange de prisonniers politiques contre une rançon évaluée en fonction de leur rang était à l’époque – les temps changent-ils ? – chose courante. A-t-il bénéficié de la magnanimité de Doria, qui tenait Barberousse en haute estime ? A-t-il reçu l’aide de la femme de Jeannetin Doria, avec laquelle il aurait eu une relation ? La vie d’un corsaire nourrit bien des spéculations… Toujours est-il qu’une fois la liberté retrouvée, le "dragon" prend le contrôle de Djerba et se relance dans la course. Ses razzias touchent les côtes corses, italiennes, sardes, espagnoles, maltaises… "En quatre ans (1547-1550), l’ordre de Malte recense pas moins de huit courses conduites par Dragut, dirigées directement contre son archipel et son préside de Tripoli", écrit Brogini. Vers 1550, il est secondé par un chrétien renégat nommé Euldj Ali.

L’homme, né en Calabre, a été enlevé par des corsaires d’Alger vers 1536 alors qu’il n’était encore qu’un adolescent. Comme bien des prisonniers, il a dû ramer pendant des années. Jusqu’à ce qu’il se convertisse, par arrivisme, et devienne, sans doute grâce à son patron, officier de vaisseau. Une position qui lui permit de gagner suffisamment d’argent pour armer son propre navire de course. Et lorsqu’il rejoint Dragut, il est déjà un corsaire riche et célèbre !

Amis, les deux hommes vont former une équipe efficace, prenant Mahdia en 1550 et échappant de manière spectaculaire aux Espagnols, à Djerba. Quand, en 1551, Dragut se place sous la protection de Soliman le Magnifique, Euldj Ali est à ses côtés. Dragut marche sur le sentier de gloire de Barberousse, menant des razzias en Sicile et prenant Tripoli, aux mains des chevaliers de Malte depuis plus de vingt ans. Un exploit qui lui vaut le titre de beylerbey (émir des émirs) de la ville et le poste de second du kapudan pacha de la flotte ottomane. Chef d’escadre, son homme de confiance, Euldj Ali, participe aux campagnes contre les Hafsides de Tunis, qui soutiennent les Espagnols, et, en mai 1560, à la bataille de Djerba – sans doute la plus importante depuis celle de Préveza pour la flotte ottomane.

Piyale Pacha, avec Dragut et Ali, y inflige de lourdes pertes au successeur d’Andrea Doria, Giovanni Andrea Doria : 30 galères coulées, des milliers de morts… Sur les ossements des Espagnols tués, Dragut construira même une tour, le Borj el-Riouss. Toujours très influent politiquement à Gênes, Andrea Doria n’est lui plus en âge de combattre sur mer. Il meurt d’ailleurs peu après, le 20 novembre 1560, à l’âge de 94 ans.

L’attaque de Malte, une lourde erreur

Cinq ans plus tard, Dragut soutient le sultan dans sa décision d’attaquer Malte. Lourde erreur. C’est là qu’il perd la vie, succombant selon les uns à un coup d’arquebuse, selon les autres à un boulet de canon. Corsaire redouté poursuivi sur les eaux méditerranéennes par les chevaliers de Malte, Euldj Ali survit au désastre et succède à son ami Dragut à Tripoli. Puis, en 1568, le sultan le place à la tête d’Alger, où il développe l’activité corsaire… Désastreuse pour la flotte ottomane, la bataille de Lépante lui permet de réaliser un exploit : il sauve une quarantaine de galères qu’il ramène à Istanbul, où il gagne le surnom de Kilidj ("épée") et le titre de kapudan pacha, qu’il gardera jusqu’à sa mort, en 1587. "Sa dernière gloire est, en 1574, la reprise aux Espagnols de La Goulette et de Tunis, qui devient capitale d’une province ottomane dirigée par un beylerbey, comme Alger et Tripoli."

Si Tunis ou Alger représentent des épicentres remarquables de la lutte entre l’Espagne et l’Empire ottoman, il ne faut pas négliger l’importance économique de la piraterie pour les pouvoirs locaux. De la seconde moitié du XVIe siècle jusqu’au milieu du XVIIe, ces villes sont des hauts lieux de la course. Ainsi, selon le Dictionnaire des corsaires et pirates, en 1581, il y a 35 corsaires disposant de 36 galiotes à Alger ! Certains se spécialisent dans le commerce des captifs. Le grand auteur espagnol Miguel de Cervantès (Don Quichotte), qui a perdu la main gauche à la bataille de Lépante, sera ainsi retenu à Alger de 1575 à 1580. Et "les années de pointe correspondent à la période 1607-1629 durant laquelle, chaque année, les corsaires d’Alger ramènent entre 70 et 100 embarcations, avec un pic en 1620, où 125 navires sont pris". À Tunis, l’âge d’or de la course se situe entre 1580 et 1640, période au cours de laquelle de nombreux corsaires, souvent des chrétiens islamisés, quittent les ports de La Goulette, Sousse, Monastir, Hammamet pour sillonner les routes marchandes et lancer des razzias sur les côtes maltaises, italiennes et espagnoles. L’un des plus célèbres sera Moratto Genovese Osta (dit aussi Murad Usta, 1575-1640).

Mais la Méditerranée n’est pas le seul champ d’action ! À Salé, sur la rive gauche du Bouregreg (Maroc), face au littoral atlantique, c’est une véritable "république pirate" qui voit le jour. Leïla Maziane, professeure à l’université Hassan-II, écrit à ce sujet : "À son apogée, dans la première moitié du XVIIe siècle, la course salétine déborde de son champ habituel d’intervention, c’est-à-dire les côtes ibériques, pour aller vers la haute mer atlantique, balayant un rayon de 500 à 600 milles et faisant de l’espace entre les Canaries, les Açores et le cap Finistère un véritable terrain de chasse." Voire bien au-delà : le renégat hollandais Morat Raïs va jusqu’à piller Reykjavik (Islande) en 1627 et s’attaque à l’Irlande en 1631 !

L’histoire ne s’arrête pas là. "La piraterie a été une activité similaire au vol organisé, sur terre ou sur mer, affirme Sadok Boubaker. On la pratique par nécessité ou via une structure dédiée à n’importe quel moment où le rapport dépasse le risque et l’investissement. C’est une activité admise par tout le monde : tant qu’on en a besoin, on la justifie, et quand on n’en a plus besoin, on la condamne. Les États s’appuient sur la course : c’est un peu la diplomatie de l’époque." Quant à dater la fin de la piraterie en Méditerranée, Sadok Boubaker évoque plusieurs faits successifs : l’instauration d’un nouvel équilibre européen après le congrès de Vienne en 1814-1815, l’avènement des bateaux à vapeur au milieu du XIXe siècle et l’abolition officielle de la course par le traité de Paris en 1856.

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