Algérie : l’ère des télés offshore
Fini le monopole d’ENTV. Huit chaînes privées ont été créées en moins de deux ans et font souffler un vent de liberté sur l’Algérie. Seul problème : elles sont contraintes d’émettre depuis l’étranger.
Une quinzaine de journalistes, les yeux rivés sur leur écran d’ordinateur, se serrent les coudes dans un minuscule open space. Des équipes de cameramans et de preneurs de son partent sur le terrain ou rentrent de reportage. Des rédacteurs montent leurs sujets à l’étage. Une présentatrice se prépare à entrer sur le plateau, tandis que son collègue est au maquillage. Bienvenue dans les locaux d’Echourouk TV, à Hydra, quartier huppé sur les hauteurs d’Alger. Infos, talk-shows, feuilletons, films, prêches religieux, débats politiques… Depuis son lancement le 19 mars 2012, Echourouk TV tourne à plein régime. Adossée au quotidien du même nom, plus important tirage de la presse algérienne (plus de 500 000 exemplaires par jour), elle a été la première télévision privée à voir le jour après la promulgation, en janvier 2012, de la loi sur l’information.
"Nous sommes les précurseurs dans ce domaine, s’enorgueillit Hichem Mouffok, 30 ans, rédacteur en chef et ancien correspondant d’Al-Jazira en Algérie. Echourouk TV, ce sont 240 salariés, dont 73 journalistes. Notre chaîne est généraliste et reflète la diversité politique du pays. Nous nous adressons aux Algériens en arabe, la langue qu’ils comprennent, et nous disposons d’une totale liberté dans le traitement de l’information. Nous travaillons également en synergie avec le journal papier, dont le site web affiche plus de 700 000 visiteurs par jour."
Avant mars 2012, les Algériens avaient le choix entre les chaînes orientales ou occidentales, captées via les paraboles, et la télévision publique, l’ENTV, surnommée L’Unique ou El-Yatima ("l’orpheline"), qui compte cinq stations : ENTV, Canal Algérie, Algérie 3 (A3) et, depuis 2009, Algérie 4 Tamazight (généraliste berbère) et Algérie 5 (chaîne religieuse). Depuis mars 2012, huit chaînes privées ont fait leur apparition : Echourouk TV, El Djazairia TV, Al Atlas TV, Dzaïr TV, Hogar TV, Djurdjura TV, ainsi que Ennahar TV et Numidia News TV (chaînes d’information continue). D’autres devraient voir le jour, notamment celles annoncées par les journaux El Khabar et El Watan, ou encore celle projetée, dit-on, par l’homme d’affaires Isaad Rebrab, PDG du groupe Cevital.
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Une équipe de jeunes, tous algériens
Alors que le projet de loi sur l’ouverture de l’audiovisuel, promis par le président Bouteflika en avril 2011, venait tout juste d’être soumis à l’Assemblée populaire nationale (il a été adopté en Conseil des ministres et n’est toujours pas en discussion au Parlement) et que les membres du Conseil supérieur de l’audiovisuel n’avaient pas encore été désignés (ils ne le sont toujours pas), journalistes, patrons de presse et hommes d’affaires ont créé des sociétés, loué des locaux, acheté du matériel, réservé des créneaux sur les satellites et se sont lancés dans l’aventure audiovisuelle. C’est le cas de la famille Haddad, propriétaire du premier groupe privé de BTP, de deux quotidiens, en arabe et en français, ainsi que d’un club de football, l’USM Alger. Après avoir rodé sa chaîne sur le web pendant deux ans, Ali Haddad a sauté le pas et a lancé, en mai dernier, Dzaïr TV, une chaîne généraliste diffusée 24 heures sur 24 par satellite.
Pour respecter la diversité linguistique, les journaux d’information de Dzaïr TV sont diffusés en trois langues : arabe, kabyle et français.
"Dzaïr TV traite de l’actualité nationale, propose des émissions de fond, des sujets politiques, du divertissement, des talk-shows, des magazines de société et du sport, explique Mohamed Hakem, son directeur. Pour respecter la diversité linguistique, les journaux d’information sont diffusés en trois langues : arabe, kabyle et français. Nos programmes sont produits et réalisés en interne." Le groupe Haddad a les moyens, mais il ne compte pas pour autant casser sa tirelire. Ses dirigeants tablent sur un budget de 2,5 à 3 millions d’euros pour financer la chaîne, portée par une équipe de jeunes, tous algériens. "Nous devons être prudents, quand on sait que la location d’un faisceau sur le satellite coûte 200 000 dollars par an et qu’une heure d’antenne revient à 1 million de dinars [environ 9 000 euros]", précise Hakem.
Un statut ubuesque
En l’absence d’un texte législatif réglementant le nouveau paysage audiovisuel, les chaînes privées ont un statut ubuesque. Juridiquement domiciliées dans les pays du Golfe, elles sont détenues par des Algériens. Pourtant basées sur le sol national, leurs rédactions n’ont aucune existence légale. Elles sont de droit libanais, jordanien ou émirati. Elles élaborent leurs programmes en Algérie mais émettent depuis l’étranger, ce qui leur vaut le surnom péjoratif de "chaînes offshore". Elles ne bénéficient d’accréditations qu’en tant que médias étrangers. En avril 2013, le ministère de la Communication a accordé aux chaînes Echourouk TV, Ennahar TV et El Djazairia TV l’"autorisation temporaire" d’avoir un bureau de représentation en Algérie (ce qui leur permet d’être informées de l’agenda officiel, de traiter avec des banques et des annonceurs algériens), mais ces télévisions privées restent pour l’heure simplement tolérées par le pouvoir, à la limite de la légalité.
Les instituts de mesure d’audience font encore défaut en Algérie, mais l’engouement populaire pour ces nouvelles chaînes est évident.
Si l’ouverture démocratique de 1989 a bouleversé la presse écrite après trois décennies de parti unique incarnées par le Front de libération nationale (FLN), l’émergence de ces chaînes constitue une vraie révolution. Fini la suprématie de la télévision nationale, adieu le monopole exercé par la qatarie Al-Jazira ou par MBC4, chaîne panarabe à capitaux saoudiens. Certes, les instituts de mesure d’audience font encore défaut en Algérie, mais l’engouement populaire pour ces nouvelles chaînes est évident. "Elles plaisent parce que leurs journalistes utilisent fréquemment l’arabe populaire, analyse Sofiane Maloufi, directeur de l’agence de sondage Mediasurvey. Mais aussi parce qu’elles donnent la parole aux opposants, qu’elles apportent cette diversité qui manquait jusque-là au paysage médiatique…" Une diversité encore fragile, mais qui constitue un premier grand pas dans un paysage audiovisuel devenu concurrentiel.
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Statut zappé
À peine le projet de loi sur l’audiovisuel est-il soumis au Parlement qu’il sucite déjà la controverse. Son article 3 dispose que l’activité audiovisuelle est exercée par des organismes du service public ou par des sociétés créées par des institutions et des entreprises publiques. Qu’en est-il du privé ? Non seulement il est soumis à un agrément pour "exploiter un service de communication audiovisuelle", mais il est exclu des chaînes généralistes, celles-ci étant réservées au secteur public. L’article 18 n’est pas moins restrictif : les groupes privés désirant créer des chaînes thématiques doivent justifier du statut de personne morale de droit algérien, de la nationalité algérienne pour tous les actionnaires, de l’exclusivité nationale du capital social, de l’origine des fonds investis, de la présence de journalistes professionnels parmi les actionnaires et d’une "conduite nationaliste durant la guerre de libération nationale pour les associés nés avat juillet 1942". Étant toutes de droit étranger, les huit chaînes privées doivent donc se conformer à la nouvelle législation sous peine d’être en marge de la légalité…
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