Immigration : la France clandestine
Au casse-tête des sans-papiers – qu’ils viennent des Balkans ou d’ailleurs -, les autorités opposent des solutions souvent humainement et juridiquement discutables. Exemple ? La mise en place de véritables tribunaux d’exception à proximité des centres de rétention. Une justice en catimini.
Look d’adolescent en dépit de sa trentaine bien sonnée, Cicu déboule dans la salle d’attente du tribunal. À l’évidence, la discrétion n’est pas son fort. Il parle à tout le monde et répète à l’envi qu’il est "roumain et fier de l’être". Cicu est là pour soutenir son ami Mario (roumain lui aussi), qui est sur le point d’être jugé. Ce dernier n’a commis aucun délit, il est simplement sans papiers. Et le tribunal devant lequel il comparaît en cette pluvieuse journée d’automne est loin d’être ordinaire.
Nous sommes à l’annexe ouverte le 14 octobre du tribunal de grande instance (TGI) de Meaux, en Seine-et-Marne. En fait, l’annexe en question ne se trouve pas à Meaux mais au Mesnil-Amelot, à 30 km de là. Elle jouxte une caserne de CRS et un centre de rétention administrative (CRA), le plus grand de France (240 places), où sont détenus des étrangers en situation irrégulière. L’ensemble forme une vaste mais austère structure, à deux pas de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle. Quelque 3 000 audiences devraient s’y tenir annuellement. Elles seront présidées par un juge des libertés et de la détention chargé d’autoriser ou de refuser la prolongation du maintien en rétention des sans-papiers susceptibles d’être expulsés.
Selon Marie-Christine Hébert-Pageot, présidente par intérim du TGI, "les étrangers retenus au Mesnil-Amelot le seront dans des conditions moins difficiles qu’à Meaux". Ce que confirme Michel Revel, vice-président de ce même tribunal : "Ils ne seront plus mélangés à toutes sortes de prévenus ou détenus pénaux. C’est une bonne chose dans la mesure où il y a déjà eu dans le passé des cas de racket sur des sans-papiers."
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Des arguments qui font bondir nombre d’avocats et de défenseurs des droits des étrangers, qui dénoncent un "tribunal d’exception" remettant en question certains fondements du système judiciaire : publicité des débats, droits de la défense, impartialité des magistrats… À les en croire, ce fâcheux mélange des genres entre justice et police aurait été jugé inacceptable par tout le monde s’il avait concerné des citoyens français.
En 2011, la cour de cassation avait estimé qu’une salle d’audience devait être "autonome" et ne pouvait être installée dans l’enceinte d’un centre de rétention. "Les juges et l’administration soutiennent que, même s’il y a une très forte proximité entre le CRA et le tribunal, ceux-ci constituent des entités distinctes, s’insurge Lise Saron, de la Cimade, l’association qui aide les étrangers du Mesnil-Amelot. En réalité, ils n’ont certes pas la même porte d’entrée, mais ils sont reliés par un couloir qu’empruntent d’ailleurs les retenus !" Gagner l’annexe du tribunal depuis le centre de Paris est une aventure. Par les transports en commun, le trajet dure au moins deux heures. Il faut enchaîner un métro, un RER et un bus qui ne passe qu’une fois par heure… Coût d’un aller-retour : entre 25 et 30 euros. Il faut ensuite marcher dix minutes sur une route où les piétons sont aussi rares que les trottoirs pour enfin découvrir la salle d’audience, presque incongrue devant un immense champ de maïs.
Beaucoup étaient convaincus que l’arrivée des socialistes au pouvoir, en 2012, allait stopper cette "machine à expulser". Il n’en a rien été, bien au contraire.
L’idée d’implanter certaines juridictions à proximité des lieux de rétention est de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, en 2003. En dépit des polémiques qu’elle a suscitées, elle a très vite été mise en application. Le premier tribunal délocalisé a ouvert en 2005 à Coquelles, près de Calais et de son tunnel sous la Manche. Il est toujours en service, même si plusieurs associations dénoncent le climat "malsain" qui y règne et la diminution du nombre des remises en liberté qui y sont prononcées. À Toulouse et à Marseille, deux établissements du même type ont été fermés à la suite d’une décision de la Cour de cassation.
Beaucoup étaient convaincus que l’arrivée des socialistes au pouvoir, en 2012, allait stopper cette "machine à expulser". Il n’en a rien été, bien au contraire. Une nouvelle salle d’audience délocalisée ouvrira ses portes, en décembre, dans l’enceinte même de l’aéroport de Roissy. Il s’agira d’une annexe du TGI de Bobigny, qui sera située dans la zone d’attente pour personne en instance (Zapi), où sont maintenus à leur descente d’avion les étrangers à qui l’accès au territoire français est refusé. Le tribunal sera situé au rez-de-chaussée, les dortoirs des retenus au premier étage.
L’annexe du tribunal de Bobigny, à Roissy (à g.) et celle du tribunal de Meaux (à dr.) © A. Gellebart/20 minutes/Sipa
Christine Taubira "n’approuve pas"
Face à la polémique, Christiane Taubira, la ministre de la Justice, fait profil bas. Elle rappelle qu’elle n’est pas à l’origine de ce projet, que, à titre personnel, elle "n’approuve pas". Mi-octobre, son ministère a mis en place une mission chargée d’apprécier "si l’annexe construite à Roissy est conforme aux exigences européennes et nationales". Mais s’agissant des tribunaux déjà en service, c’est "circulez, y a rien à voir".
Deux jours après son ouverture, le "petit" tribunal du Mesnil-Amelot a déjà atteint sa vitesse de croisière. On y entre librement après avoir franchi un portique qui sonne à tout propos – et surtout hors de propos. Les policiers n’y font même plus attention et s’abstiennent de contrôler les sacs des visiteurs. Le bruit des avions qui décollent ou atterrissent est incessant. Le tribunal compte deux salles d’audience, mais une seule est pour l’instant en service. À l’intérieur, une quinzaine de chaises ont été installées à l’intention du public et des familles. La sécurité est assurée par des hommes de la Police aux frontières (PAF). Le juge Revel et une greffière prennent place sur l’estrade.
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Ce jour-là, seul Cicu le Roumain et un membre de la Cimade sont présents. Prévue à 14 heures, l’audience de son ami Mario commence avec plus d’une heure de retard. Mario est accompagné d’un interprète et de Me Audrey Senegas, l’avocate de permanence. Il est retenu depuis vingt jours, affirme être tuberculeux et souhaite rester en France pour se soigner. Son défenseur dénonce des irrégularités et demande l’annulation de la procédure. Mais la représentante de l’État souhaite prolonger la rétention. En à peine dix minutes, tout est réglé. "Je vais réfléchir à tout cela", déclare le juge. Suspension de séance.
Le Roumain a-t-il compris qu’il vient de comparaître devant un tribunal appelé à statuer sur son sort ? Rien n’est moins sûr. Pendant le délibéré, c’est le calme plat. "Impossible de boire un café, il n’y a rien ici", se plaint une policière au téléphone. Elle a raison, il n’y a rien. Pas d’eau (sauf dans les sanitaires), pas de distributeur de confiseries, pas de chauffage dans la salle d’attente, pas de bibliothèque pour les avocats, pas d’accès internet, pas de fax. Rien.
"Il reviendra quand il veut"
Moins d’une heure plus tard, le juge annonce sa décision : la rétention de Mario est prolongée. Les deux Roumains se disent au revoir. Peu après, Mario demandera à être renvoyé dans son pays. "S’il était resté enfermé ici, il serait devenu fou, commente son ami. De toute façon, la Roumanie est membre de l’Union européenne, il reviendra quand il veut, tout ça n’a aucun sens."
Le défilé devant le juge reprend : un Roumain, un Chinois, un Tunisien, un Égyptien, un Malien… Huit sans-papiers seront jugés au cours de la journée. Et quatre libérés. Le juge Revel y voit la preuve que les magistrats ne sont pas sous pression. "Nous sommes là pour dire le droit. Que ce soit ici ou ailleurs, je ne vois pas la différence. Il faut faire confiance aux juges."
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