Israël – Palestine : la mauvaise conscience de Tsahal
Dans le « Livre noir de l’occupation israélienne », un livre choc qui a fait couler beaucoup d’encre, une centaine d’anciens militaires israéliens livrent leurs témoignages sur les dérives de Tsahal dans les territoires occupés de Palestine.
"L’objectif de "Joyeux Pourim" [en référence au mardi gras juif] est en principe de ne pas laisser les gens dormir. Ça se passe en plein milieu de la nuit. Il s’agit d’investir un village pour y jeter des grenades assourdissantes et faire du bruit. Pas toute la nuit, mais à des moments très précis. Peu importe combien de fois, on ne nous fixe aucune limite. Ils [les commandants] nous disent : "OK, ils vous ont jeté des pierres aujourd’hui à Husan, faites-leur donc un ‘Joyeux Pourim’ par ici […]." C’est une façon de marquer notre présence. On a reçu l’instruction de faire ça à plusieurs reprises."
Ce récit datant de 2004 émane d’un soldat issu d’une unité d’artillerie. Il constitue l’un des 145 témoignages – le plus souvent sous forme d’interviews – du Livre noir de l’occupation israélienne (Éditions Autrement), qui décrit froidement la réalité des "territoires occupés de Palestine où l’insupportable est devenu banal". Mais pas pour des centaines de militaires israéliens ayant servi en Cisjordanie et dans la bande de Gaza entre 2000 et 2010, lesquels, sans états d’âme, dénoncent une situation qu’une large frange de la société israélienne refuse de voir. Les titres de leurs témoignages, sans équivoque, donnent la mesure du mal infligé aux Palestiniens et qui à présent les ronge : "J’ai honte de ce que j’ai fait là-bas", "Il a descendu un garçon de 11 ans", "Je ne pouvais pas croire qu’un ordre de tuer pouvait parvenir en une minute", "Cela fait ressortir la folie en toi", etc.
Tuer dans l’oeuf toute possibilité de coexistence entre les États
Le narratif change de camp et, parce qu’il n’est pas palestinien, écorne encore un peu plus le mythe de "l’armée la plus morale au monde".
Chaque histoire offre une immersion quasi inédite dans le quotidien de Tsahal à l’intérieur des territoires conquis en 1967. Le narratif change de camp et, parce qu’il n’est pas palestinien, écorne encore un peu plus le mythe de "l’armée la plus morale au monde". Car derrière un discours ordinaire, Le Livre noir de l’occupation israélienne lève le voile sur des pratiques brutales et dérangeantes, en particulier au moment de la seconde Intifada : fouilles arbitraires et inopinées de maisons, utilisation de boucliers humains pour désamorcer des charges explosives, ou encore arrestation et passage à tabac de suspects. D’un côté, elles éclairent le modus operandi de l’armée israélienne en Cisjordanie – où stationne un contingent de 10 000 hommes ; de l’autre, elles révèlent la vulnérabilité d’une armée de jeunes conscrits chargés parfois d’imposer la peur à une population pour faire régner la sécurité et "enrayer le terrorisme".
Ce recueil a vu le jour grâce à l’organisation Breaking the Silence (Shovrim Shtika, en hébreu), composée essentiellement de vétérans de Tsahal, simples soldats ou officiers, hommes et femmes. Créée en 2004, cette ONG s’est fait connaître en attirant à Tel-Aviv près de 7 000 personnes lors d’une exposition de photos prises par des militaires à Hébron, plus grande localité palestinienne de Cisjordanie, dans laquelle vivent retranchés plusieurs centaines de colons radicaux, sous haute protection de l’armée et dans un climat de tension permanente.
C’est dans cette ville que Yehuda Shaul, 30 ans aujourd’hui et fondateur de Breaking the Silence, a effectué une grande partie de son service militaire entre 2001 et 2004. Traumatisé par son expérience, il entreprend, avec ses compagnons d’armes, de dénoncer le sort réservé aux Palestiniens. Parallèlement à des conférences et à des visites guidées dans les "territoires occupés", ce Juif religieux s’attelle à recueillir des centaines de témoignages de soldats, dont certains sont corroborés par des rapports d’ONG. Ce travail d’enquête aboutit à la publication, en décembre 2010, d’une compilation de 430 pages traduite de l’hébreu à l’anglais : Our Harsh Logic ("Notre dure logique"), dont Le Livre noir de l’occupation israélienne est l’adaptation française. "Nous voulons obliger notre société à voir la réalité en face, à écouter ce que nous faisons en son nom. C’est la politique israélienne qui est à mettre en cause, l’armée n’en est que la conséquence, explique Yehuda Shaul. Beaucoup de choses que j’ai faites n’avaient rien à voir avec la sécurité d’Israël, comme protéger des colons." Précisément, l’ouvrage affirme mettre à nu la logique pernicieuse et sous-jacente à l’occupation des territoires palestiniens : tuer dans l’oeuf toute possibilité de coexistence entre deux États, allié à la volonté de grignoter des morceaux de terres situés à l’extérieur d’Israël.
Pour Breaking the Silence, si la "lutte contre le terrorisme" était légitime dans les années 2000, elle s’est muée en "nom de code justifiant une action offensive". Autrement dit, elle a servi de prétexte pour "punir, dissuader et renforcer le contrôle sur la population palestinienne". Ce postulat alimente les quatre grandes parties du Livre noir de l’occupation israélienne : intimidation, expropriation et séparation, administration de la vie civile et, surtout, application de la loi, inégalitaire entre Juifs et Arabes.
Dans sa préface, l’historien Zeev Sternhell croit identifier la raison du mal : "Ce ne sont pas les Palestiniens qui menacent notre existence, mais les colons fanatiques de Cisjordanie. Mettre un terme à l’occupation exige que l’on accepte l’affrontement nécessairement violent avec ces derniers, écrit-il. Ce livre est le bienvenu, il montre que l’occupation des territoires conquis lors de la guerre des Six-Jours constitue le plus grand désastre de l’histoire du sionisme." Des check-points de l’armée à la bureaucratie kafkaïenne que subissent les Palestiniens, l’ensemble de la machine sécuritaire israélienne en Cisjordanie ne servirait qu’un même but : l’entreprise de colonisation.
"Cette organisation a un agenda politique"
Les conclusions avancées par Breaking the Silence ne font évidemment pas consensus en Israël, y compris dans les courants de gauche traditionnels. "Cette organisation a clairement un agenda politique, et ses membres ne sont aucunement des observateurs neutres. Elle ne peut plus être classée comme une ONG de défense des droits de l’homme", estime sévèrement Amos Harel, correspondant militaire du quotidien Haaretz. Un argument repris par le gouvernement, qui reproche curieusement à cette organisation de bénéficier de financements de pays membres de l’Union européenne (Espagne, Royaume-Uni, Pays-Bas), lesquels ne sont pas vraiment des ennemis d’Israël.
Dans un rapport de plusieurs dizaines de pages, NGO Monitor, l’observatoire israélien des ONG, réputé pour son hostilité quasi systématique à celles-ci et aux yeux duquel même Amnesty International ne trouve pas grâce, remet directement en question la validité des témoignages, jugeant que la plupart d’entre eux sont "invérifiables" du fait de leur caractère anonyme, du manque de données exactes (localisation géographique et chronologique) et qu’ils "s’appuient sur des rumeurs". Une méthodologie tendancieuse qui servirait avant tout les "besoins de la cause". Dans les faits, Breaking the Silence n’aurait demandé que dans une quinzaine de cas l’ouverture d’une procédure judiciaire. Monitor dénonce aussi l’absence de toute référence au contexte de la seconde Intifada palestinienne (2000-2005), période d’extrême tension sécuritaire durant laquelle des "dizaines d’attentats-suicides anti-Israéliens ont été menés ou commandités depuis les villes palestiniennes de Cisjordanie". Sauf que l’Intifada était la conséquence directe de l’occupation…
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