Et si Laurent Gbagbo était libéré ?

Lundi 11 novembre, la Cour pénale internationale (CPI) a rejeté la demande de mise en liberté provisoire de Laurent Gbagbo. Pourtant, ils sont de plus en plus nombreux à espérer que l’ancien président ivoirien sera bientôt autorisé à quitter La Haye. Il y a quelques mois encore, cela paraissait impensable.

Manifestation d’anti-Bagbo, en juin. © Sia Kambou/AFP

Manifestation d’anti-Bagbo, en juin. © Sia Kambou/AFP

Christophe Boisbouvier ANNE-KAPPES-GRANGE_2024 ProfilAuteur_SeidikAbba

Publié le 11 novembre 2013 Lecture : 11 minutes.

Article publié dans N°2755 de Jeune Afrique (en vente du 27 octobre au 9 novembre)

À Abidjan, l’image fait fantasmer ses partisans. Pascal Affi Nguessan, le président du Front populaire ivoirien (FPI), relâché en août après plus de deux années en prison, imagine déjà les scènes de joie qui ne manqueraient pas de saluer la libération de Laurent Gbagbo. Lui-même n’a-t-il pas été accueilli dans l’allégresse dans son village de Bongouanou début août ? Ne lui a-t-on pas offert pagnes et moutons pour célébrer son retour ? À Paris, un ancien conseiller politique de Gbagbo promet, avec le même enthousiasme, des mouvements de foule "plus grands que si Didier Drogba ramenait la Coupe du monde en Côte d’Ivoire". Depuis Accra, où il s’est installé, Justin Koné Katinan, le porte-parole de l’ancien président, assure que, si son mentor était libéré, des centaines de cadres du FPI rentreraient au pays "puisqu’ils n’auraient plus de raison d’être en exil". Gbagbo lui-même s’y verrait déjà, si l’on en croit l’un de ses proches : "Il est en train de faire ses valises !"

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Sauf que tous vont sans doute un peu vite en besogne, et que Gbagbo, hôte bien involontaire de la prison de Scheveningen, aux Pays-Bas, depuis le mois de novembre 2011, n’ignore pas que la partie s’annonce serrée. Qu’espèrent donc ses supporteurs ? Que la Cour pénale internationale (CPI) trébuche, que les juges désavouent la procureure Fatou Bensouda et que les charges soient purement et simplement abandonnées faute d’un dossier d’accusation suffisamment solide. Quelles chances ont-ils de voir leur souhait exaucé ? Quasiment aucune, aurait-on dit il y a quelques mois, tant il paraissait improbable que Laurent Gbagbo, accusé de crimes contre l’humanité lors des violences postélectorales commises entre décembre 2010 et avril 2011 et confié aux bons soins de la CPI par son successeur, puisse échapper aux rigueurs de la justice internationale.

>> Lire aussi : la CPI refuse de libérer Laurent Gbagbo

Une liberté provisoire en attendant une nouvelle audience

On aurait tort, pourtant, de ne voir là que la preuve d’un optimisme délirant. En juin dernier, les juges ont sommé Fatou Bensouda de revoir son dossier au motif que les éléments apportés lors de la première audience de confirmation des charges, en février 2013, ne les avaient pas convaincus. Pour la procureure, ce fut un camouflet. Pour les pro-Gbagbo, une raison d’espérer. "Nous avons gagné la bataille de la crédibilité, se réjouit l’un des défenseurs de l’ancien président. Ça a été un long travail, mais même les juges trouvent que Fatou Bensouda s’enferme dans une position politique."

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Même s’il sous-estime l’opiniâtreté des équipes de la procureure, il attend beaucoup de la prochaine décision de la Cour qui, d’ici au 11 novembre, se prononcera sur les conditions du maintien en détention de Laurent Gbagbo. Habiba Touré, l’un des avocats de la famille Gbagbo, précise que, si l’ancien président devait être libéré en novembre, "ce serait vraisemblablement dans le cadre d’une liberté provisoire, en attendant la nouvelle audience de confirmation des charges prévue en janvier ou en février 2014". Laurent Gbagbo pourrait dans l’intervalle se rendre dans un pays signataire du traité de Rome, fondateur de la CPI – et de préférence sur le continent, ajoute Me Touré. Une liste des pays susceptibles d’accueillir l’encombrant suspect a été établie par les avocats de Gbagbo – au premier rang desquels Me Altit – et soumise à la Cour. Mais elle est confidentielle, et c’est aux juges qu’il appartiendra de prendre une décision.

À Abidjan pourtant, les suppositions vont bon train. La Côte d’Ivoire ? Inenvisageable compte tenu des relations entre Gbagbo et les autorités ivoiriennes. L’Ouganda ? Pourquoi pas. Yoweri Museveni a promis à Gbagbo de lui faire bon accueil. Mais il n’a jamais fait mystère de son aversion pour la CPI (même si l’Ouganda en est membre), et la Cour exige que les pays d’accueil s’engagent à transférer leur hôte à La Haye chaque fois que celui-ci sera convoqué pour une audience. Pas sûr que Kampala lui inspire cette confiance. L’Afrique du Sud est une autre possibilité – sans doute la plus sérieuse à l’heure actuelle. Selon l’ancien conseiller de Gbagbo cité plus haut, des contacts ont été pris avec Pretoria, qui est signataire du traité de Rome. "De nombreux chefs d’État africains sont d’accord pour que Gbagbo vienne chez eux, promet un proche de l’ex-président, mais ils ne tiennent pas forcément à ce que cela se sache dès maintenant." Peut-être… Mais on imagine mal un pays géographiquement proche de la Côte d’Ivoire se porter candidat et prendre le risque d’héberger sur son sol un potentiel fauteur de troubles.

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Gbagbo : attendu comme le christ

Rien de tout cela ne tempère l’optimisme des plus fervents adeptes de l’ancien président, dont le nom est invoqué jusque dans ces églises où le FPI croit pouvoir miser sur une intervention divine. "On invoque le Seigneur parce que notre Gbagbo a été victime d’une machination. Nous sommes sûrs qu’il sera bientôt parmi nous comme le Christ", prédit, exalté, un cadre du parti. En Côte d’Ivoire, certains se prennent même à rêver d’une libération rapide et définitive de leur ancien champion. Est-ce juridiquement possible ? Oui. Fatou Bensouda, que les juges ont renvoyée à sa copie, doit présenter de nouveaux éléments de preuve avant le 15 novembre. En juillet, elle s’est rendue en Côte d’Ivoire pour étoffer son dossier. Mais rien ne dit qu’elle sera cette fois plus convaincante et, à l’issue de la seconde audience de confirmation des charges, en début d’année prochaine, les juges pourraient ordonner la fin de la procédure. À moins qu’un procès, s’il devait finalement avoir lieu, n’aboutisse à un acquittement. Dans les deux cas, Laurent Gbagbo serait libre d’aller où il veut. Enfin presque… Pascal Affi Nguessan a beau affirmer qu’"un Ivoirien ne peut pas être contraint à l’exil et que la logique voudrait que Gbagbo revienne en Côte d’Ivoire", il n’y a pas, à Abidjan, que ses partisans qui l’attendent.

"C’est vrai que ce qui se passe à La Haye nous préoccupe beaucoup, concède un conseiller du président Ouattara. C’est vrai aussi que, si Gbagbo devait être libéré, nous préférerions qu’il ne revienne pas au pays. Et puis, ici, il y a toujours une procédure pendante devant la justice." La menace est claire… et ne tombera certainement pas dans l’oreille d’un sourd. Car l’intervention de la CPI n’a fait que suspendre les poursuites engagées en Côte d’Ivoire ; elle ne les a pas annulées. En août 2011, alors qu’il était en résidence surveillée à Korhogo, Gbagbo avait été inculpé pour crimes économiques après avoir été entendu par Simplice Koffi, à l’époque procureur de la République – et la justice ivoirienne est bien décidée à le lui rappeler si l’envie lui prenait de revenir au pays.

Il n’empêche. Au quartier du Plateau, dans les couloirs du palais comme dans les salons des ministères, on redoute une éventuelle libération de celui qui présida aux destinées de la Côte d’Ivoire pendant dix ans, de 2000 à 2010. À ses visiteurs du soir, Alassane Ouattara fait parfois part de son inquiétude, voire de son agacement face à la lenteur de la procédure. La libération de son prédécesseur, il ne veut pas en entendre parler. C’est à quatre de ses fidèles qu’il a d’ailleurs confié le suivi du dossier. Il y a là Amadou Gon Coulibaly, ministre d’État et secrétaire général de la Présidence ; Mamadou Diané, conseiller spécial chargé des affaires juridiques ; Gnénéma Coulibaly, le ministre de la Justice (c’est lui qui, en juillet, a reçu Fatou Bensouda et l’a aidée à collecter de nouvelles preuves à charge), et Hamed Bakayoko, son collègue de l’Intérieur. Ensemble, ils informent régulièrement le chef de l’État et font le lien avec le bureau de la procureure. À Paris, les avocats de l’État ivoirien que sont Jean-Paul Benoît et Jean-Pierre Mignard suivent également le dossier et s’entretiennent régulièrement avec Abidjan sur la stratégie à adopter.

Bakayoko ne croit pas vraiment en la possibilité d’une libération rapide de Gbagbo, et ses services n’ont pas mis en place de dispositif approprié. Toutefois, un système d’alerte existe déjà, qui s’appuie à la fois sur la gendarmerie, la police et l’armée, et qui pourrait être activé très rapidement s’il s’avérait nécessaire de contenir des débordements de joie (à Yopougon par exemple) ou des manifestations de mécontentement à Abobo, Adjamé ou Attécoubé, des quartiers réputés acquis à la cause du Rassemblement des républicains (RDR, au pouvoir).

Un homme qui aime la foule

Conscients de l’enjeu, les proches de l’ancien chef de l’État savent qu’ils n’ont pas intérêt à jeter de l’huile sur le feu et jouent la carte de l’apaisement. "Laurent Gbagbo a déjà relevé deux grands défis dans sa vie : il a apporté le multipartisme et s’est battu pour la souveraineté de son pays, estime Pascal Affi Nguessan. Son dernier défi, c’est la réconciliation nationale. S’il réussit, il n’aura plus rien à prouver."

En attendant, Gbagbo séjourne toujours dans le quartier VIP du centre pénitentiaire de la CPI. "Quoi qu’on en dise, les circonstances n’ont pas changé, assure-t-on au bureau de la procureure. Nous n’avons pas plus de raisons de le remettre en liberté aujourd’hui qu’hier !" Dans l’entourage de Fatou Bensouda, on se dit confiant, même si l’on reconnaît qu’il est difficile (mais pas impossible) de prouver l’implication directe et personnelle de l’accusé. "Certes, renchérit un membre d’une ONG qui collabore avec la CPI, ils ont des témoins à l’intérieur du camp Gbagbo. Mais encore faudrait-il être sûr qu’ils viendront témoigner."

Et que ferait Gbagbo s’il était libéré ? "C’est un homme qui aime la foule, répond Albert Bourgi, un ami de trente ans. Il a la politique dans l’âme et je ne le vois pas vivant reclus dans une villa. Il s’ennuierait trop." Ses proches, pourtant, l’imaginent déjà rejoignant Nady Bamba, sa seconde épouse, qui vit entre les États-Unis et Accra avec leur fils de 11 ans, mais rarement aux côtés de l’ancienne première dame, Simone Gbagbo, toujours détenue à Odienné, dans le nord de la Côte d’Ivoire. Le gouvernement a renoncé à la transférer à La Haye, pas à la faire juger pour crimes économiques.

Et si Gbagbo recouvrait la liberté, serait-il le même qu’en 2011 ? "La prison change les gens, confie Pascal Affi Nguessan. Mais pas forcément en mal. Elle permet de revisiter son parcours, de dépasser certaines rancoeurs et d’aller à l’essentiel. Et puis la vengeance est une voie sans issue qui ne grandit personne. Gbagbo n’est pas dans cette logique-là. Il ne veut pas régler ses comptes, il veut construire et ne fera rien qui puisse diviser les Ivoiriens." Pour Gbagbo, Affi Nguessan imagine deux options. "Il peut s’installer à Abidjan pour agir en faveur de la réconciliation ou se retirer dans son village de Mama pour écrire ses Mémoires." Selon Justin Koné Katinan, "qu’il soit candidat ou qu’il aille au village, il dira : "Moi, j’ai pardonné, et je vous demande aussi de pardonner.""


Fatou Bensouda, procureure de la CPI (à g.) et Gnénéma Coulibaly,
ministre ivoirien de la Justice (au centre). En juillet ils ont
tenté de renforcer le dossier d’accusation. © Sia Kambou/AFP

Gbagbo se refait une santé en prison

Pourrait-il à nouveau être candidat ? C’est LA question que tout le monde se pose. Affi Nguessan dit ne pas savoir ce qu’il en est et que c’est à Gbagbo lui-même qu’il conviendrait de poser la question. Même réponse de la part de Koné Katinan, qui estime toutefois que "Gbagbo, c’est la meilleure chance que le FPI ait de gagner la présidentielle. Il fait l’unanimité dans [les] rangs". En tout cas, conclut un de ses fidèles, "la politique, il y pense du soir au matin".

À Scheveningen, Gbagbo prend son mal en patience. Ses conditions de détention n’ont plus rien à voir avec celles qu’il a connues à Korhogo : la nourriture est convenable, et la cellule individuelle est bien équipée (un bureau, une télévision et un accès à internet, mais sans possibilité d’envoyer de mails). Ses visiteurs assurent que le prisonnier est serein, que lui qui souffrait d’arthrose, de rhumatismes et de tension artérielle s’est refait une santé, qu’il lit beaucoup et de tout (les journaux, mais aussi Virgile, Platon ou Abobo-la-Guerre, de Leslie Varenne, que lui a apporté un autre de ses amis, le socialiste Guy Labertit), et travaille d’arrache-pied à sa vie d’après. Du fond de sa cellule, il plaiderait aussi pour l’apaisement. Sous le couvert de l’anonymat, ceux qui ont pu le rencontrer affirment qu’il a fait passer sur le terrain des consignes de retenue et en veulent pour preuve la baisse du nombre des attaques dans les régions frontalières avec le Liberia (attaques attribuées aux pro-Gbagbo).

Charles Taylor, qui occupait jusqu’à récemment la cellule voisine de l’ancien président ivoirien, n’est plus là pour le distraire. Pendant des mois, le premier, nouvellement converti au judaïsme, et le second, évangélique fervent, ont eu soin d’échanger quelques politesses – souvent brèves, Gbagbo n’ayant, aux dires de ses proches, qu’une maîtrise relative de l’anglais… Tout cela a pris fin le 15 octobre quand l’ancien président libérien, condamné en appel pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, a été transféré vers la Grande-Bretagne, où il doit purger une peine de cinquante ans de prison. Pas sûr que Laurent Gbagbo y voie une raison d’espérer.

Le vrai patron du FPI, c’est toujours lui

Même depuis sa cellule de Scheveningen, aux Pays-Bas, Laurent Gbagbo n’ignore rien de la vie du Front populaire ivoirien (FPI). Miaka Oureto, le vice-président de l’ancien parti présidentiel, est un visiteur assidu du quartier pénitentiaire de la Cour pénale internationale (CPI), et il ne s’est pas privé de relayer les indications de Gbagbo. Bernard Houdin, son ancien conseiller, et Nady Bamba, sa seconde épouse, ont été vus à plusieurs reprises au parloir et se sont, eux aussi, faits le relais des messages de l’ancien chef de l’État. Le vrai patron du FPI, affirme-t-on à Accra et à Abidjan, c’est toujours lui, même s’il n’a pas dit clairement s’il espérait un jour revenir activement en politique. Aucune décision ne serait prise sans qu’il en ait été informé et sans qu’il ait donné son accord préalable.

Par Sedik Abba, Anne Kappès-Grangé, Christophe Boisbouvier, Joan Tilouine, Baudelaire Mieu

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