Henning Mankell, le lion blanc

À 65 ans, l’écrivain à succès partage toujours sa vie entre le Mozambique et sa Suède natale. Son dernier roman, traduit en français, retrace l’histoire stupéfiante d’une jeune Européenne patronne du plus gros bordel de l’ex-colonie portugaise à l’orée du XXe siècle. Dans un réalisme magique où l’absurde côtoie l’horreur.

Henning Mankell retrace l’histoire d’un bordel au Mozambique, au début du XXe siècle. © David Ebener / DPA / DPA/AFP

Henning Mankell retrace l’histoire d’un bordel au Mozambique, au début du XXe siècle. © David Ebener / DPA / DPA/AFP

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 22 octobre 2013 Lecture : 6 minutes.

"Quand je suis arrivé pour la première fois à Maputo, j’ai rencontré une femme de 65 ans qui m’a raconté sans l’ombre d’une hésitation avoir été prostituée au cours de cette période-là [à l’orée du XXe siècle]. "Mais tu étais mariée, lui ai-je dit. – Bien sûr, a-t-elle répondu. – Comment ton mari voyait-il la chose ? – Ah, il savait que je lui étais fidèle, vu que les clients n’étaient jamais que des Blancs."" Cette anecdote racontée par l’écrivain suédois Henning Mankell (Mankell [par] Mankell, de Kirsten Jacobsen) trouve un écho bien particulier dans Un paradis trompeur, son dernier roman, paru en français.

L’auteur de la série à succès mettant en scène le policier Kurt Wallander est en effet allé cherché à Lourenço Marques – aujourd’hui Maputo (Mozambique) – une stupéfiante histoire. Celle d’une jeune Suédoise, Hanna Lundmark, devenue la patronne du plus gros bordel de la ville, au début du siècle dernier. "C’est une histoire totalement invraisemblable que j’étais obligé d’écrire parce qu’elle suscite une série de questions intéressantes : comment Hanna voyait-elle les femmes noires ? Et comment – elle, une Blanche, suédoise de surcroît – voyait-elle cette société presque irréelle où une ville entière pouvait vivre du désir des hommes blancs pour les femmes noires ?" confie Mankell à Kirsten Jacobsen.

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Avec un tel point de départ, le risque était grand de tomber dans l’habituelle litanie opposant Blancs et Noirs, oppresseurs et oppressés, colons et colonisés. Mais Mankell, qui vit une partie de l’année à Maputo, est un artiste suffisamment habile pour éviter ce piège. Si son héroïne n’est pas une infâme mère maquerelle s’enrichissant en exploitant de jolies jeunes femmes – loin de là -, elle n’est pas non plus un parangon d’humanisme. Simplement et profondément humaine, elle évolue au contact d’une réalité qu’elle ne comprend pas, qui la fascine et l’effraie, l’intrigue et la révolte. Parfois odieuse avec ses employées, souvent écoeurée par le comportement des Blancs, elle s’africanise avec le temps, au gré des rencontres et des aléas de l’existence. Autour d’elle évoluent de nombreux personnages, tous plus réels les uns que les autres, dont les interactions donnent une idée très crédible des tensions politiques, sociales et culturelles qui devaient prévaloir à l’époque.

Commerce de la chair

Bien entendu, le racisme et l’incompréhension dominent, alimentant la peur irrationnelle de l’autre. "Je vis dans un monde où les Blancs brûlent toutes leurs forces à tromper les Noirs et à se tromper eux-mêmes, songea-t-elle. Ils se figurent que les gens ici ne se débrouilleraient pas sans eux. Et que les Noirs valent moins qu’eux parce qu’ils croient que les pierres et les arbres ont une âme. Mais les Noirs de leur côté ne comprennent pas qu’on puisse maltraiter le fils d’un dieu au point de le clouer sur une croix. Ils sont stupéfaits par ces Blancs si pressés que leur coeur lâche très vite, épuisé par la poursuite effrénée de la richesse et du pouvoir. Les Blancs n’aiment pas la vie. Ils aiment le temps, qui leur manque toujours." Même au bordel, où l’on fait commerce de la chair, les peaux se comparent : "Elle lui fit signe de rejoindre Pandre.

– Je ne veux pas, répondit-elle. Il est marron.

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– Et toi noire, dit [Hanna]. Moi je suis blanche, et je décide."

En bon observateur du capitalisme, Mankell ne se contente pas de constater le racisme, il en décrypte les logiques et les conséquences, notamment financières. "La peur est un formidable employeur, surtout en Afrique du Sud, où les Blancs s’enferment derrière de hautes grilles et ont un besoin infini de chiens de garde", déclare l’un des personnages, qui s’est enrichi grâce à l’élevage, et à la vente, de bergers allemands blancs.

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Tout comme Hanna, Mankell le Suédois s’africanise au contact du continent. Par une mystérieuse alchimie qui résulte peut-être de sa longue implication au sein du Teatro Avenida, auprès de la compagnie Mutumbela Gogo, le gendre du cinéaste Ingmar Bergman flirte avec une forme de "réalisme magique" qui rappelle celui de Mia Couto et lui permet de réenchanter un monde que la prétentieuse rationalité occidentale n’a cessé de violenter. Il ne s’agit pas pour lui d’écrire "petit nègre", ni même de métisser son écriture. C’est l’intrigue même que Mankell créolise, pour employer un mot à la mode.

"Comprendre la mentalité et la culture africaines"

Dans cette Afrique orientale portugaise (le nom du Mozambique jusqu’en 1951) où Hanna échoue, un homme vraisemblablement demeuré accorde tous les jours le même piano, un chimpanzé se réfugie dans un lustre chaque fois qu’il a peur, une prostituée trop grosse ingurgite volontairement un ténia afin de maigrir au plus vite, la rumeur d’un iceberg approchant le port traverse la ville, un arbre enserre entre ses racines toute une fosse commune de foetus non désirés… L’absurde côtoie l’horreur, la beauté et la cruauté se mêlent. "Je n’ai jamais compris les gens qui couraient partout pour voir cent pays, confie Mankell à Jacobsen. Ils ne voient rien. Je préfère essayer d’approfondir ma vision. Après toutes ces années, je commence à comprendre un peu mieux la mentalité et la culture africaines."

Pour autant, l’ardent défenseur de la démocratie qu’il est ne s’échoue pas sur les plages malodorantes du relativisme, si fréquent chez tant de prétendus africanistes. "Je crois à l’idéal des Lumières. On peut dire que je suis un encyclopédiste", clame-t-il. Une affirmation devenue rare… qui ne surprend pas vraiment de la part d’un homme qui s’est engagé, à ses risques et périls, lors de l’opération Ship to Gaza pour tenter de forcer le blocus illégal imposé par Israël. Une affirmation qui démontre aussi un bel optimisme, à l’opposé de ce que l’on imagine être le point de vue de son mélancolique antihéros, Kurt Wallander. Et si par bien des points l’Afrique d’hier ressemble à l’Afrique d’aujourd’hui dans Un paradis trompeur, Henning Mankell se positionne en défenseur du progrès. Dans ce texte, il évoque Cecil Rhodes : "Il vient du Matabeleland, la colonie anglaise. Il prétend avoir vu un jour Cecil Rhodes dîner en smoking en plein bush, avec table, service en argent et tapis persan transportés à dos de cheval. Qu’il l’ait vu de ses propres yeux, j’ai quelques doutes. Mais il est certain que Cecil Rhodes se faisait servir dans tous les campements comme au Savoy Hotel de Londres. Cet homme était fou." Mais dans Mankell (par) Mankell, c’est aux femmes, et plus particulièrement à Ellen Johnson-Sirleaf, qu’il rend hommage : "Le fait qu’Ellen Johnson soit devenue présidente du Liberia en 2005 signifie davantage que tout l’argent de la coopération à l’échelle mondiale, même si elle se révélait aussi corrompue et contaminée que ses homologues masculins, parce qu’on ne pourra plus jamais dire qu’une femme ne peut pas accéder à ce poste."

Ma petite entreprise…

Henning Mankell, ce sont quelque 40 millions d’exemplaires vendus, une maison d’édition (Leopard Förlag) spécialisée dans les traductions d’auteurs africains, plusieurs employés, une société de production (Yellow Bird) qui gère certaines adaptations cinématographiques ou télévisuelles de ses oeuvres (et de celles de feu son compatriote Stieg Larsson, auteur de la saga Millénium), des maisons sur l’île de Särö, à Ystad, à Antibes, à Stockholm et à Maputo. C’est aussi un homme qui finance un village de l’association SOS Villages d’enfants à Chimoio, au Mozambique, et continue de payer ses impôts en Suède alors qu’il pourrait économiser au-delà de la décence en les payant au Mozambique… On retiendra aussi de lui (cf. Mankell [par] Mankell) qu’il fut abandonné très jeune par sa mère, élevé par son père et marié trois fois. Qu’il est plutôt taiseux et parfois colérique, solitaire. Sinon, il envisageait il y a peu d’écrire un essai sur l’Afrique… et une pièce sur l’affaire Strauss-Kahn.

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