Michèle Rakotoson remporte le prix du livre Orange en Afrique
Réuni à Abidjan sous la présidence de la peintre et romancière franco-ivoirienne Véronique Tadjo, le jury du POLA a décerné son prix au roman « Ambatomanga, Le silence et la douleur » de l’écrivaine malgache. Jeune Afrique l’avait rencontrée en juillet 2022.
Dans « Ambatomanga, Le silence et la douleur », l’écrivaine malgache raconte l’invasion de la Grande Île par l’armée de l’empire français. Un récit sans concession sur le système colonial.
Un article initialement publié le 10 juillet 2022 sous le titre « Michèle Rakotoson : “La colonisation, c’est voir l’autre comme un outil de production à bas prix” ».
L’indépendance de Madagascar a été proclamée le 26 juin 1960, après soixante-quatre ans de colonisation française. Au commencement, il y eut deux expéditions coloniales françaises, la seconde ayant conduit à l’annexion de la Grande Île en 1896. C’est sur ce trou de mémoire – « un déni » selon l’auteure née en 1948 à Antananarivo – que revient Michèle Rakotoson. Rare et précieuse, elle a publié neuf livres en près de quarante ans. L’Académie française lui a remis la Grande médaille de la francophonie pour l’ensemble de son œuvre, faite de multiples contributions artistiques, des romans, des poèmes, des pièces de théâtre et même du slam fusionné à du jazz.
Ambatomanga, Le silence et la douleur met en scène deux points de vue. Celui de Tavao, esclave dans la ville d’Ambatomanga, qui donne son titre au roman. Il est au service d’un médecin appelé au front. Et celui de Félicien Le Guen, officier français qui vient de passer sept ans en Algérie. De part et d’autre de la ligne de front, la vie est rythmée par l’attente, les rumeurs, le doute, la peur… La guerre existe à travers ses bruits et n’en est que plus terrifiante et absurde.
Obus à la mélinite
Certains moments de l’expédition coloniale sont revisités : la résistance malgache qui applique la politique de la terre brûlée, l’impréparation de l’armée française – la quinine contre le paludisme est difficilement accessible, en fond de cale –, les maladies qui terrassent les soldats français, la construction d’une route pour faire la place aux voitures Lefebvre dont « les bras cassaient comme du verre, les roues s’enfonçaient dans la vase », la bataille de Marovoay qui « galvanisa les troupes des deux côtés : les Français parce qu’ils avaient vaincu, les Malgaches parce qu’ils avaient fait des victimes », mais aussi celle d’Ankarafantsika qui vire au carnage pour les Malgaches sous-armés, notamment sous les obus à la mélinite…
Si Michèle Rakotoson en appelle à la compassion pour tous lors de son prologue, elle montre sans ambiguïté l’injustice du système colonial et de ses prétendues lumières, vantées par Jules Ferry devant le Parlement, en 1885. L’écrivaine rappelle que le ministre français prétendait « développer le pays et apporter à Madagascar la civilisation et la culture française ». Quand l’exploration de l’intime répare le déni de mémoire et confronte le système colonial à son injustice, cela donne un roman à lire.
Jeune Afrique : Vous écrivez : « Il y eut des centaines de morts. Dont on ne parla jamais. Tout le monde se tut. » Votre roman roman vise-t-il à réparer un trou dans la mémoire française ?
Michèle Rakotoson : Cette guerre coloniale n’est pas seulement un trou, elle est un véritable déni. L’histoire a été réécrite. C’est un long processus qui découle du système de traite des esclaves, désormais non rentable, et qui aboutit au système colonial, d’une complexité très fine. Historiquement, avant 1850, les colonies existent déjà : les « îles à sucre » pour les Français et les Anglais, le Canada, les Indes, etc. Puis il y eut les implantations coloniales : Algérie (1830), Afrique de l’Ouest (Sénégal, 1854), Conchinchine (1862), etc. Ensuite, les empires coloniaux (1880-1914) se construisent parallèlement au développement de la société industrielle occidentale qui se dit « moderne » et surtout universelle donc, légitime dans son désir de conquête et d’accaparement du monde. La « chasse aux colonies » s’accélère entre Français et Britanniques surtout, la conférence de Berlin détermine les zones d’influence en Afrique noire (1885). Cela ne s’est pas fait facilement, il fallait des justificatifs : idéologie du « sauvage », du « demi-sauvage », développement des sociétés, etc. À cela s’ajoutent le colorisme, des arguments pseudo-scientifiques, les systèmes d’exclusion, un racisme systémique, une « anthropologie » à la limite de l’exotisme et faisant fi des systèmes économiques mis en place, les cultes de l’authenticité, j’en passe et des meilleures… C’est dans ce contexte que se situe l’expédition coloniale à Madagascar en 1895.
Vous décrivez la longue attente de la guerre, que l’on perçoit à travers l’omniprésente rumeur. Pourquoi ce choix de ne pas montrer les choses frontalement ?
Si l’on ne voit que les batailles, on ne voit que par le petit bout de la lorgnette. Or, c’est un processus rodé de réduction de l’autre à n’être plus qu’un outil de production à bas prix. Aussi, au-delà de la polémique, ce qui est important, c’est de comprendre le mécanisme et de le démasquer. C’est dans cette problématique que j’ai construit le récit et mes personnages. C’est un phénomène d’invasion qui existe et est encore utilisé aujourd’hui.
Pourquoi avoir fait de Tavao, l’esclave, l’un des personnages principaux ?
Madagascar fut une plaque tournante de la traite vers l’océan Indien. Des Makoa et des Mozambiques ont été déportés des côtes est de l’Afrique vers les Mascareignes, des razzias ont eu lieu, phénomène qui a duré longtemps et qu’il ne faut pas confondre avec l’engagisme… Tavao fait partie de ces damnés de la terre. Et il faut une force extraordinaire pour s’en sortir. Je suis partie du modèle des noirs américains. Tavao est un beau personnage, résilient, qui revient de loin. Pour moi, c’est un symbole de ce que l’on devrait tous être pour nous en sortir : courageux et tenace, loin de tout « bling, bling ». J’en ai connu beaucoup, des sages comme lui, souvent des paysans très pauvres, qui avaient une force incroyable. Sans les Tavao, Madagascar n’aurait jamais eu ses rizières et il y a longtemps que nous aurions sombré dans la guerre civile, à cause d’une misère encore plus crasse.
Qui a raison : celui qui se bat ou celui qui s’éloigne du front ?
Il ne faut pas avoir une vision binaire de l’histoire… Tous sont pris dans les mailles d’une tragédie sur laquelle ils n’ont aucun pouvoir. Le XIXe siècle malgache est d’une pauvreté absolue : crise économique, dette de guerre, insécurité, guerre de territoire, impôts, obligation de construire des églises, la malaria qui fait des ravages… La population est écrasée. Que voulez-vous qu’elle fasse ? Aller se battre ? Avec quoi ? Le pays est en faillite, les armes et les munitions sont insuffisantes, il y a peu de nourriture. Du côté français, ce n’est pas mieux. Vous savez où avaient été stockés les médicaments ? Au fond des malles et il y avait des murs de malles. Pour toute nourriture, des conserves pourries… Mais je me demande si toutes les guerres ne sont pas ainsi. On chante des hymnes guerriers pour cacher l’horreur, pour envoyer les fils des autres se faire tuer. Ce sont souvent les plus pauvres qui servent de chair à canon.
On parle parfois de l’engagement des troupes coloniales lors des deux guerres mondiales mais peu dans les conflits coloniaux.
À ma connaissance, il y avait quelques soldats de métier, mais beaucoup étaient conscrits, avec un grand pourcentage de Somalis, de Tchadiens, de Zanzibarites. Mais si j’en crois des documents que j’ai pu lire, peu de Sénégalais, contrairement à ce que disent les légendes. En tout cas, ces jeunes soldats ont payé le prix fort, en termes de maladie et de fatigue.
À travers le regard du lieutenant français Félicien Le Guen, vous soulignez combien cette conquête est différente de celle de l’Algérie. Le bilan des morts au combat est très faible en comparaison du nombre de tués par les maladies. Le complexe de supériorité de la France a-t-il joué contre elle ?
Je parlerais plutôt du désir de revanche de certains officiers français car, auparavant, ils avaient pris une branlée, et pas seulement à Madagascar. En Algérie, il y a eu la résistance d’Abdelkader, entre autres. Si l’on en revient à cette expédition, il y a eu peu de morts du côté français, mais de très nombreux malades. Du côté malgache, le décompte n’est pas fait, mais il y en a eu sûrement plus : des femmes et des enfants esclaves qui suivaient les troupes pour l’entretien des effectifs, des morts dans les batailles. Et on est bien discret sur le fait que le jour de la reddition d’Antananarivo, des obus à la mélinite furent envoyés sur la foule qui s’était tassée à la porte du Palais de la Reine, comme sur des cités telle Maevatana, à l’entrée des Hauts Plateaux. Les civils ne furent pas comptés.
Vous parlez de l’utilisation d’obus à la mélinite. Y a-t-il une réparation possible contre ces crimes de guerre ?
Je ne sais pas, il faudrait y arriver. La mélinite a été utilisée à Madagascar, au Tonkin, autre autres, alors qu’elle est interdite en 1914-1918 sur les champs de bataille européens. Il faudrait monter le dossier, retrouver toutes les archives, trouver de bons juristes.
Vous rappelez le discours de Jules Ferry devant le Parlement, sur lequel s’est adossée la conquête de Madagascar. Que pensez-vous du débat sur le déboulonnage des statues qui rendent hommage à des personnages historiques liés à la colonisation ?
Il faut déboulonner les statues et changer les noms des rues. Cela a été fait à Madagascar, sauf pour quelques stèles. Mais il faut aller plus loin : revoir les termes de l’histoire, la rétablir.
Dans le prologue, vous invoquez une grande compassion. Pour tous. La compassion entraîne-t-elle le pardon ?
Pour moi, le terme compassion couvre les soldats entraînés dans une guerre qu’ils ne comprennent pas. Pas les donneurs d’ordres. De la compassion pour les victimes donc, une connaissance des faits, oui, une compréhension sûrement, tandis que les criminels doivent être châtiés, sans haine, sans règlements de comptes, mais châtiés.
Ambatomanga, Le silence et la douleur, de Michèle Rakotoson, L’atelier des nomades, 268 pages, 18 euros
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