Tunisie : tous sauf un, Kaïs Saïed
Depuis la révolution de 2011, la démocratie a progressivement pâti du politique, au point d’en être malade. Mais la classe politique ne l’a pas compris, ouvrant un boulevard à celui qui veut aujourd’hui la liquider.
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Karim Guellaty
Éditorialiste et Auteur de « Heureux comme Abdallah en France », édité chez Encre de nuit
Publié le 3 juillet 2022 Lecture : 6 minutes.
Si nous avions analysé attentivement les scrutins qui ont eu lieu en Tunisie depuis la révolution du Jasmin, en 2011, nous aurions pu prédire les résultats de toutes les élections qui se sont déroulées partout dans le monde ces dernières années. Mais nous avons tous considéré, à tort, que la Tunisie faisait figure de laboratoire démocratique alors qu’elle n’était qu’une illustration de ce qu’allait devenir la politique. Nous n’avions pas compris alors que la politique avait perdu de sa rationalité et n’était plus simplement affaire d’analyses et de propositions chiffrées. L’émergence des réseaux sociaux, berceau aussi bien de l’information que du fait politique, induit qu’on trouve, coincée entre les photos de vacances du collègue et les premiers pas du petit dernier du voisin, la réforme douloureuse mais nécessaire que préconisent les candidats aux élections.
La fin de la politique
Désormais, la société s’appréhende davantage par l’affect que par l’analyse froide. Qualifiée de révolution web 2.0, la révolution tunisienne s’est appuyée sur les réseaux sociaux. Le monde entier a trouvé formidable que le virtuel puisse agir sur le réel, sans saisir la portée sociétale profonde de ce bouleversement, lequel signait la fin de la politique – du moins ce qui était présenté comme tel.
Les regards ont convergé vers la lune que proposaient les politiciens, évitant soigneusement de se tourner vers le doigt du peuple. Or ce doigt pointait ailleurs. L’Histoire ne s’écrit pas de manière linéaire. La démocratie, même si décrète, n’existe que parce qu’elle se pratique. Dans cette transition démocratique, la Tunisie n’échappe ni aux travers ni aux chimères que ce moment engendre.
Ces travers, c’est la perte d’efficacité de la gouvernance quand elle n’est plus le fait du Prince, mais le fruit de consultations qui doivent dégager, au mieux un consensus, au pire une majorité. Ces chimères, ce sont ces élus qui, investis par le peuple au travers d’un scrutin, deviennent le peuple mais œuvrent pour eux-mêmes. Depuis le 14 janvier 2011, il est socialement flatteur de se présenter comme politicien. Certains estiment qu’après l’instituteur, l’imam, le médecin ou l’avocat, le « sachant » est désormais l’homme politique. Lui sait ce que le peuple ignore ; lui comprend ce que doivent être ses aspirations, sans même avoir besoin de les écouter. Chacun se pense fin politicien, tous sont perçus comme de fourbes politicards.
Morale contre projet
Quelques-uns ont compris cette dichotomie. À l’été 2011, alors que s’organise le premier scrutin libre et démocratique de l’histoire de la Tunisie pour élire les représentants du peuple chargés de rédiger une Constitution, les opposants d’hier, devenus les politiciens d’aujourd’hui, se présentent comme des hommes politiques. Le parti Ennahdha, celui de l’islam, qui a bien compris le virage amorcé par l’opinion publique, se présente aux électeurs comme garant de la bonne morale, et non comme porteur d’un projet politique. Le résultat est sans appel, Ennahdha arrive en tête avec 37,04 % des voix, loin devant la formation politique classée deuxième qui recueille 8,71 % des voix. Le bloc islamique dirige le pays.
Un homme perçoit ce glissement sémantique dans la politique. Il comprend qu’il ne faut pas se battre pour un projet politique dont tout le monde se méfie, mais offrir une alternative au positionnement religieux. Cet homme, c’est Béji Caïd Essebsi, qui se présente comme l’héritier de Bourguiba. Même coiffure, même rhétorique, même posture, il pousse le mimétisme jusqu’à porter les mêmes lunettes. Il oppose son projet – qui puise sa légitimité dans l’histoire – à celui des islamistes qu’il présente comme les représentants d’un islam importé. Le positionnement fait mouche, Béji Caïd Essebsi est élu avec plus de 55 % des suffrages. Son parti, Nidaa Tounes, qui réunit grâce à ses membres toutes les tendances politiques, arrive premier aux législatives avec 37,56 % des voix, soit plus que les islamistes en 2011. Il a fait campagne sur un slogan simple : l’intérêt national est au-dessus des partis. Il contribue ainsi, lui aussi, à insinuer que l’intérêt des partis s’oppose à l’intérêt national.
La démocratie s’installe en grande pompe, quand les autres pompes, funèbres, enterrent la politique. La Tunisie devient un des premiers – sinon le premier pays au monde – où les islamistes au pouvoir le quittent par les urnes. Et la succession religieuse se fait par l’histoire. On manie les concepts, ça nourrit les urnes, mais pas le peuple. Arrive la troisième élection tunisienne, à la fin de l’été 2019, après le décès, au pouvoir, du président Essebsi.
Au volant de sa voiture
En 2017, Emmanuel Macron, qui se présente comme une alternative au clivage gauche-droite, est élu à la présidence française. Un an plus tôt, c’est Donald Trump, républicain s’il en est, qui accède à la Maison-Blanche aux États-Unis en se positionnant… contre le système politique établi. En 2019, Jair Bolsonaro, au Brésil, est élu grâce à son nationalisme qu’il oppose aux politiciens qu’il présente comme des hommes corrompus. Enfin, la même année en Ukraine, c’est un comédien qui accède à la présidence de la République. Ni politique ni stratège, Volodymyr Zelensky tient le premier rôle dans une série ukrainienne à succès où il incarne un professeur devenu président aimé et aimant. Il n’en fallait pas plus. L’homme crée un parti politique du nom de la série, saupoudre d’un discours anti-corruption, anti-élite, et le tour est joué. Les politiques sont KO, le comédien devient président en avril 2019.
Pendant ce temps-là en Tunisie, les politiciens qui aspirent au pouvoir continuent à se présenter comme des hommes politiques. Tous, sauf un : Kaïs Saïed. Il est élu le 13 octobre 2019 avec 72,71 % des voix. Sans parti, sans tract, sans machine apparente, sans meeting et sans campagne tonitruante, l’homme se dit hors système, donc du côté du peuple. Il n’est tellement pas dans le système que le système ne le voit pas venir. Il va jusqu’à être absent des listes des présidentiables soumis aux sondés. Il se montre arpentant la Tunisie au volant de sa voiture, il explique n’avoir pour moteur que celui des aspirations populaires – qu’il dit être le seul à écouter –, en s’opposant à cette Tunisie des partis, donc des corrompus, donc de l’élite, qui n’ont pour seule finalité que de confisquer ce qui revient à tous.
Il est le peuple
Dix ans après la révolution, la Tunisie n’a, pour le moment, toujours pas opté pour la politique. Ses choix se sont portés sur tout ce qui ne peut être identifié comme politiciens. Pour enfoncer le clou de la politique malade, et pour expliquer son coup de force du 25 juillet 2021, le président Kaïs Saïed s’est appuyé sur ce qu’il présentait comme un cirque politique, et qui se déroulait au Parlement depuis 2019. Pour justifier les pleins pouvoirs, il a montré, photos à l’appui au journal de 20 heures, les facéties des parlementaires qui tantôt s’étripaient, tantôt vociféraient, toujours faisaient de la politique, et donc associe-t-il, n’œuvraient jamais pour le peuple.
Le peuple c’est lui, donc lui prend le pouvoir. Et, pistache sur l’aassida, il va dissoudre toutes les institutions qui avaient un embryon de pouvoir. Ces mêmes institutions, corrompues, nous dit-il, qui l’ont pourtant proclamé président. Exit le bébé et l’eau du hammam avec. Un an après, alors que rien n’a changé, que l’économie est toujours aussi moribonde, que le Tunisien précaire est encore un peu plus précaire, le président jouit d’une cote de confiance de plus de 60 %.
Pourquoi ? Parce qu’en face, il n’y a que des politiciens qui continuent de se présenter comme tels. À la question de savoir quel choix politique la Tunisie a fait, la réponse est : aucun. Parce que la démocratie est malade de la politique. En Tunisie comme ailleurs. À ceci près qu’en Tunisie, la classe politique ne l’a toujours pas compris.
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