Tunisie : « Le référendum laisse indifférente une grande partie du corps électoral… »

Plus de dix ans après la chute du régime de Ben Ali, la Tunisie s’apprête à voter une nouvelle Constitution dont le texte sera révélé le 30 juin. Entretien avec le politologue Hassen Zargouni.

« Nettoie le pays, le peuple est avec toi », peut-on lire sur cette affiche brandie par un partisan du président Kaïs Saïed, lors du 11e anniversaire de la révolution à Tunis, le 17 décembre 2021. © Yassine Mahjoub/AFP

Publié le 29 juin 2022 Lecture : 5 minutes.

Le 30 juin, les Tunisiens prendront connaissance du projet de nouvelle Constitution élaboré par l’Instance nationale consultative pour une Nouvelle République, présidée par le juriste Sadok Belaïd. Les citoyens auront alors près d’un mois pour débattre de la nouvelle loi fondamentale, avant d’exprimer leur adhésion ou leur rejet le 25 juillet 2022, par référendum.

Alors que les rumeurs vont bon train sur le contenu du texte, notamment sur la place de l’islam, ce rendez-vous est un test crucial pour Kaïs Saïed : son projet de nouvelle république, lancé lors de son coup de force du 25 juillet 2021, parviendra-t-il à séduire une population en proie aux pires difficultés économiques et qui semble, pour l’heure, plus soucieuse du lendemain que de théorie politique ? Éléments de réponse avec Hassen Zargouni, directeur général de Sigma Conseil

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Jeune Afrique : La Tunisie s’apprête à se doter d’une nouvelle loi fondamentale. Le président Kaïs Saïed semble convaincu que la solution aux problèmes structurels du pays passe nécessairement par cette nouvelle Constitution… 

Hassen Zargouni : Cette refondation, soutenue par une large frange de la population, semble animée par un esprit vindicatif dirigé contre une classe politique jugée aveugle et sourde aux problèmes quotidiens de la population, et contre une élite économique et médiatique considérée comme défaillante, et complice de l’incurie de l’État.

Mais les problèmes sont plus profonds. Depuis les années 1990, la Tunisie, malgré une croissance économique moyenne relativement élevée, et une ouverture sur le monde à travers l’adhésion à l’OMC et la signature des accords de libre-échange avec l’Union européenne, a raté son arrimage au monde globalisé.

À partir des années 2000, la croissance est molle, à 2 % et ne permet plus au pays de faire face aux défis d’un développement équilibré au niveau régional, ni de créer suffisamment d’emplois, notamment pour les jeunes diplômés de l’enseignement supérieur.

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En vingt ans, le taux de chômage est passé de 13 % à 16 %. Rien ni personne n’est parvenu à juguler ce fléau qui touche toutes les familles tunisiennes et pousse nombre de jeunes à partir à l’étranger. Ajoutons une inflation atteignant près de 8 % aujourd’hui, la baisse générale de la qualité de l’enseignement, la dépréciation concomitante de la formation professionnelle, et nous avons tous les ingrédients d’un pays à la dérive.

Comment se fait-il, dans ces conditions, qu’une majorité de la population soutient le projet de Kaïs Saïed ? 

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En 2019, le candidat politiquement vierge, aux mains propres, connu des Tunisiens pour ses leçons de droit constitutionnel au journal de 20h, a en effet été élu avec 75 % des suffrages exprimés. Sa large popularité, il la doit à une indépendance affichée vis-à-vis de tous les lobbies et des centres d’influence.

Le coup de force du président Kaïs Saïed du 25 juillet 2021 est arrivé au moment où les esprits étaient majoritairement mûrs pour accepter un changement radical du mode de gouvernance.

Tout a basculé après les ravages causés par le Covid – plus de 200 morts par jour pendant les deux semaines qui ont précédé le coup de force. Le gouvernement de l’époque est apparu incapable de protéger les Tunisiens. L’intervention des militaires pour diriger les opérations de vaccination et de distribution des concentrateurs d’oxygène était apparue comme une reprise en main ferme et salutaire aux yeux de l’opinion.

Au risque de voir la Tunisie reculer sur le plan des droits ? 

La situation qui prévalait avant le 25 juillet se caractérisait par une dilution des pouvoirs. Le mode d’élection du Parlement ne permettait pas de dégager une majorité claire, avec un projet évaluable au terme d’une mandature. Le système électoral poussait au consensus, honni par les électeurs, aux compromis permanents, voire à toutes les compromissions.

Le pouvoir exécutif était partagé entre la présidence de l’État à Carthage et la présidence du gouvernement à la Kasbah, et donnait une impression d’inefficacité de par ses innombrables tiraillements. Le pouvoir judiciaire était morcelé entre le conseil des magistrats administratifs, le tribunal pénal, le pôle financier, le pôle terroriste… Le tout « chapeauté » par un Conseil supérieur de la magistrature à la solde des partis politiques en place. Ce n’était plus tenable.

Lui qui a toujours considéré que les corps élus et les corps intermédiaires avaient confisqué la volonté et le pouvoir du « peuple » s’est trouvé en phase avec le désir populaire d’une reprise en main ferme de l’État. C’est ce qui lui a donné la légitimité – pour la légalité c’est une autre histoire – d’émettre des décrets présidentiels sans se référer à un organe élu.

Et soudain surgit l’idée d’un référendum sur une nouvelle Constitution faisant la part belle au pouvoir présidentiel… tout en garantissant un corpus favorable aux libertés individuelles, perçu comme une concession à la société civile et à la classe politique… Mais cette reconstruction institutionnelle à marche forcée passe mal au regard des standards démocratiques.

Vous expliquez que le succès de Kaïs Saïed est le produit d’une nouvelle culture politique. C’est-à-dire ? 

Le fait le plus marquant né de cette conjugaison de crises, économique et culturelle, est l’apparition d’un fort sentiment d’inégalité sociale, faisant le lit de sentiments haineux d’une large frange de la société, étalés sur les réseaux sociaux, devenus le terrain d’expression de la vindicte populaire contre la classe politique et les élites.

La démocratisation d’internet – 75 % de la population connectés quotidiennement via les smartphones – a accentué le phénomène du « tous pourris ! » et du dégagisme. La classe politique, les partis, les médias, les juges, les syndicats, les chefs d’entreprise, les institutions financières, notamment des pays occidentaux, et tous ceux qui ont soutenu le processus de l’après-janvier 2011 sont considérés comme responsables de tous les maux.

La baisse du pouvoir d’achat – aggravée par l’inflation –, l’insécurité urbaine, la dégradation de l’éducation et du système de santé, et l’incertitude des lendemains sous leur gouvernance sont autant de raisons de renverser la table…

Le 25 juillet 2022, date du référendum, il y aura les oui, il y aura les non, il y aura ceux qui boycotteront par principe, mais il y aura surtout une grande frange du corps électoral qui restera indifférente, car plaçant les priorités ailleurs…

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