Algérie : Baya, à l’ombre des jeunes filles en fleur
Les gouaches de l’artiste algérienne Baya sont emplies de femmes-oiseaux ou fleurs et de chimériques créatures… dont la poésie a fasciné les surréalistes.
Femmes-oiseaux, dames-papillons, filles-fleurs… Les créations de Baya, femme-enfant à la destinée romanesque, sont profondément oniriques et singulièrement chimériques. Point d’homme. Quelques rares enfants. Et surtout des figures féminines tout en courbes et de couleurs flamboyantes. Les tissus de leurs tenues pourraient de temps à autre faire penser à des pagnes africains et ne manqueraient sans doute pas d’inspirer un Christian Lacroix. Esquissés de profil, les visages offrent un oeil plein tels des hiéroglyphes, une fine bouche qu’un nez à la forme de bec domine. De face, ce dernier s’efface au profit de lèvres pulpeuses. Les silhouettes dansent, se donnent le bras, bercent un bambin, se prélassent tels des odalisques, partagent un repas… On les entend se confier des secrets. Parfois, l’une d’entre elles semble hausser le ton. Les regards tantôt rieurs se font alors sévères. Paons, papillons, chameaux, poissons composent avec d’autres créatures un bestiaire fabuleux au coeur d’une nature luxuriante. Les villages rassemblent quelques maisons à l’allure de huttes aux abords d’un chemin ou d’une rivière longeant de prospères palmiers.
Un refuge onirique
Quand, en 1947, le Tout-Paris découvre les gouaches de Baya, âgée d’à peine 16 ans, l’emballement est immédiat. Le chef de file des surréalistes, André Breton, est immédiatement séduit par cette "apparition étincelante" qui permet de "cerner […] ce que l’imagination berbère d’aujourd’hui a gardé vivace de la tradition de l’ancienne Égypte" et offre à voir une "Arabie heureuse", fantasme occidental par excellence. Breton préface le catalogue de l’exposition organisée en novembre par Aimé Maeght dans sa galerie inaugurée deux ans plus tôt avec une exposition consacrée à Henri Matisse. Georges Braque, Christian Bérard, François Mauriac se précipitent pour découvrir les oeuvres réalisées par une enfant qui ne sait ni lire ni écrire et n’a jamais fréquenté les bancs de l’école. Quelques mois plus tard, un magazine de mode en vogue consacre deux pages à la jeune Kabyle et donne à lire un véritable conte de fées.
Baya alias Fatma Haddad, de son vrai nom, n’a pas eu la vie facile.
Car Fatma Haddad, de son vrai nom, n’a pas eu la vie facile. Née en 1931 dans les environs d’Alger à Bordj el-Kiffan (ex-Fort-de-l’Eau), celle qui deviendra plus tard l’une des figures de l’art moderne algérien perd, enfant, son père puis sa mère. Recueillie par sa grand-mère paternelle, elle aide cette dernière dans son travail au service d’une famille de Français. La soeur de la patronne, Marguerite Caminat, découvre la fillette dessinant dans le sable et lui offre des gouaches. L’univers coloré de l’orpheline prend forme. Elle crée sans relâche, fuyant de la sorte une réalité douloureuse. "Quand je peins, expliquera-t-elle plus tard, je suis dans un autre monde, j’oublie. Ma peinture est le reflet non du monde extérieur, mais de mon monde à moi, celui de l’intérieur." Baya construit ainsi son propre refuge empreint d’une poésie touchante. Chaque oeuvre est une fable, une fantasmagorie sans cesse réinventée. Baya se fabrique également une signature à partir d’un alphabet imaginaire.
"Son travail sans perspective ressemble parfois à du Magnelli", analyse Sandra Benadretti Pellard, conservatrice du patrimoine du Musée de la céramique de Vallauris qui expose jusqu’au 18 novembre une trentaine d’oeuvres de jeunesse de Baya appartenant à la famille Maeght. "En regardant ses éclatantes compositions rompues tout à coup par l’apparition d’un visage ou d’une silhouette simplifiée à l’extrême, mais d’un tracé puissant, voire robuste, nombreux sont ceux qui ont pensé à Matisse", écrit, en 1948, Edmonde Charles-Roux, alors journaliste spécialisée dans l’art. "Il est fort probable qu’elle ait vu l’art de Matisse ou de Magnelli chez Marguerite Caminat", explique Sandra Benadretti Pellard.
Picasso lui rend parfois visite, partage avec celle qu’il surnomme "la Berbère" un couscous.
Car Marguerite Caminat, mariée à un photographe et installée à Alger, a pris Baya sous son aile en 1942. Dans ce foyer d’amateurs d’art où les livres illustrés le disputent aux objets raffinés, on lui offre du papier, des crayons de couleur, de la gouache, de la glaise… Le talent de Baya trouve enfin à s’exprimer et fascine un ami de la famille, le sculpteur Jean Peyrissac, qui présente Baya à Aimé Maeght, de passage en Algérie en 1945. Le marchand d’art est conquis et organise l’exposition parisienne de novembre 1947. La petite paysanne fréquente alors un univers d’art et de lumière… mais aussi les clubs de la capitale française et autres lieux prisés par la jeunesse dorée d’après-guerre. "Mon père avait le même âge qu’elle, raconte aujourd’hui Isabelle Maeght, petite-fille du galeriste. Mon grand-père l’avait chargé de s’occuper d’elle. Ils sortaient tous les soirs et s’amusaient énormément." Quelques mois plus tard, Baya est invitée à Vallauris, dans le sud de la France, à l’atelier Madoura, là même où Picasso réalise ses céramiques. Le maître lui rend parfois visite, partage avec celle qu’il surnomme "la Berbère" un couscous. "Mais elle fera peu de céramique au final. Cela ne lui plaisait pas vraiment. Le résultat n’était pas assez immédiat pour elle", explique Isabelle Maeght.
Une oeuvre prolifique et universelle
Partout où elle passe, l’adolescente, petite princesse orientale habillée dans des tuniques et des sarouals hauts en couleur et chaussée de babouches brodées de fil doré, fait forte impression. Pour Edmonde Charles-Roux : "Baya faisait corps avec son oeuvre. Elle m’apparaissait comme un personnage mythique, mi-fille, mi-oiseau, échappé de l’une de ses gouaches ou de l’un de ses contes dont elle avait le secret et qui lui venait on ne savait d’où…" "Elle était d’une beauté rare et extrêmement élégante, raconte Isabelle Maeght, qui ne l’a rencontrée qu’en 1997. Elle était d’une douceur infinie et d’une force de caractère remarquable. Son regard vous transperçait. Elle a été une enfant très gaie, malgré tout. Rieuse, pas compliquée, elle chantait beaucoup."
Mais le conte de fées s’est vite arrêté. De retour en Algérie, en 1953, Baya est mariée comme seconde épouse au musicien El Hadj Mahfoud Mahieddine, âgé d’une trentaine d’années de plus qu’elle. Il a déjà 8 enfants. Elle en aura 6. La guerre éclate en 1954. Baya ne peindra plus pendant dix ans… jusqu’à ce qu’en 1963 Jean de Maisonseul, conservateur du Musée national des beaux-arts d’Alger, qui acquiert alors quelques-unes de ses anciennes gouaches, l’incite à reprendre ses pinceaux. L’univers féminin de son enfance se teinte alors de la tonalité musicale de son mariage. Violons, cithares, luths, mandores, lyres et autres harpes font leur apparition dans des compositions de plus en plus foisonnantes et aux couleurs saturées. À la mort de son mari, en 1979, Baya crée sans relâche jusqu’à son décès en 1994, à Blida, produisant une oeuvre prolifique exposée aux quatre coins du monde (Lausanne, Paris, Marseille, Alger, La Havane, Tokyo, Koweït, Tunis, Washington, Bruxelles…). Une oeuvre qui séduit par son universalité singulière.
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Par Séverine Kodjo-Grandvaux
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