« Marche pour l’égalité et contre le racisme » : trente ans après, les marcheurs sont fatigués

En 1983, excédés par la multiplication des agressions racistes, une poignée de jeunes Français d’origine étrangère entreprenaient une marche pour l’égalité qui fut un triomphe. Trente ans après, les succès électoraux du Front national en témoignent, l’heure est à la désillusion.

Ils partirent 32 de Marseille et arrivèrent 100 000 à Paris, deux mois plus tard. © DOMINIQUE FAGET / AFP

Ils partirent 32 de Marseille et arrivèrent 100 000 à Paris, deux mois plus tard. © DOMINIQUE FAGET / AFP

Clarisse

Publié le 15 octobre 2013 Lecture : 7 minutes.

Au cours de l’été 1983, des émeutes éclatent dans le quartier des Minguettes, à Vénissieux, dans la banlieue de Lyon. Le 11 septembre suivant, une liste Front national (FN) remporte les élections municipales à Dreux, dans la région parisienne, après avoir fusionné au second tour avec celle du Rassemblement pour la République (RPR). Un mois plus tard, un groupe de jeunes issus de l’immigration déclare la guerre au racisme. Sa stratégie ? Marcher. L’idée vient de Toumi Djaidja, jeune président d’une association de Vénissieux, qui, peu de temps auparavant, a été touché par une balle tirée par un policier.

Partie de Marseille le 15 octobre, la "marche pour l’égalité et contre le racisme" ne rassemble au départ que trente-deux personnes, toutes membres de l’association. À leur arrivée à Paris, le 3 décembre, les marcheurs sont près de cent mille, certains issus de l’immigration, d’autres pas. Les dirigeants socialistes de l’époque (François Mitterrand est alors à l’Élysée) reçoivent leurs représentants, mais sans répondre à leurs attentes. Alors, une nouvelle marche a lieu l’année suivante. C’est l’acte de naissance de SOS Racisme, de "Touche pas à mon pote" et de la célèbre petite main jaune. Pour quel résultat ? L’obtention d’une carte de séjour et de travail d’une validité de dix ans. Mais aussi, et surtout, la prise de conscience dans la société de l’émergence d’une France métissée, Blanc-Black-Beur, qui connaîtra son apogée en 1998 avec la victoire des Bleus de Zinedine Zidane en finale de la Coupe du monde de foot.

En 1983, face à la montée en puissance des thèses racistes et xénophobes du Front national, des Français issus de l’immigration maghrébine et subsaharienne se sont rapprochés. À l’époque, tout le monde s’appelait "frère" ou "soeur". Il y avait entre ces gens qui n’appartenaient pas à l’élite, qui n’étaient pas des intellectuels reconnus, quelque chose de nouveau et de prometteur. Hélas, cette relation est peut-être en train de s’effriter aujourd’hui.

Elikia M’Bokolo, historien

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Trente ans plus tard, l’Histoire bégaie. Le 6 octobre, le FN est arrivé en tête au premier tour d’une élection cantonale à Brignoles (Var), tandis que le Parti socialiste était éliminé sans gloire. Plus inquiétant, selon un sondage Ifop/Le Nouvel Observateur, le parti de Marine Le Pen devance l’Union pour un mouvement populaire (UMP) et le Parti socialiste (PS) s’agissant des intentions de vote pour les municipales de mars 2014. 

Droit de vote pour les étrangers

Sur le front de la lutte contre le racisme, rien de bien réjouissant non plus. Les marcheurs de 1983 réclamaient – déjà ! – le droit de vote pour les étrangers lors des élections locales et l’arrêt des contrôles au faciès. Ces revendications figuraient parmi les engagements du candidat François Hollande mais sont manifestement tombées aux oubliettes. Treize étudiants lillois estimant avoir été victimes de discrimination lors d’un contrôle d’identité ont porté plainte contre l’État et le ministère de l’Intérieur, mais ont été déboutés. En 2009, un rapport de l’ONG Open Society Justice Initiative a montré que les Noirs et les Arabes ont six fois plus de chances d’être contrôlés par la police que le reste de la population. Quant au racisme lui-même, il est en augmentation, à en croire une enquête OpinionWay pour la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra).


Les marcheurs de 83 demandaient déjà le droit de vote pour les étrangers. © Dominique Faget
 

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Toutes les enquêtes révèlent que la sensibilité au racisme et aux discriminations progresse, tout comme la prise de conscience qu’il s’agit de pratiques condamnables. Comme l’explique Jacqueline Costa-Lascoux, directrice de recherche au CNRS-Sciences-Po Paris : "Il est difficile d’affirmer que la France est de plus en plus raciste, mais dans les faits, des phénomènes inquiétants ont été relevés." Quels phénomènes ? "Le renforcement des mouvements identitaires d’extrême droite, le développement de l’antisémitisme chez les jeunes, notamment dans les quartiers populaires, la multiplication des incidents entre communautés pour des raisons religieuses, particulièrement entre musulmans et juifs."

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Notre premier slogan, c’était "Stop à la violence, arrêtez de tirer, rengainez", parce qu’il y avait à l’époque beaucoup d’agressions racistes, parfois mortelles. Cette marche a été un cri du coeur, nous avons provoqué un déclic au niveau national. Nombre d’entre nous se sont ensuite retirés pour essayer de faire vivre les quartiers. D’autres ont tenté d’organiser le mouvement, mais la plupart de ces tentatives ont été des échecs cuisants : nous manquions de maturité. Par la suite, je n’ai vu qu’un défilé d’ambitions personnelles et de plans de carrière. On a vu apparaître une "beurgeoisie" familière des salons ministériels.

Farid L’Haoua, ancien porte-parole de la Marche

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Les musulmans associés aux attentats du 11 septembre

Les Français sont 59 % à considérer que le racisme a globalement augmenté depuis trente ans. Et 61 % qu’il est aujourd’hui plus difficile d’être musulman et/ou d’origine maghrébine. Ceux qui n’aiment ni les uns ni les autres considèrent qu’il n’existe à travers le monde aucun pays musulman démocratique. Que ces derniers sont agressifs, sexistes, inégalitaires, homophobes et proches des milieux terroristes, cette dernière opinion étant évidemment liée aux attentats du 11 Septembre et à la surenchère suicidaire pratiquée par une infime minorité de jihadistes.

L’enquête montre en revanche qu’il est plus facile d’être noir ou asiatique qu’en 1983. Dans l’imaginaire français, les Subsahariens ne sont pas associés à l’islam. Une majorité de Français considère qu’au Mali, par exemple, la population a été victime d’une tentative d’islamisation agressive, comme ils estiment l’être eux-mêmes, ce qui a suscité un élan de solidarité. Président de la Licra, Alain Jakubowicz confirme que le racisme anti-Noirs ne s’est pas aggravé, mais que la situation ne s’est pas améliorée pour autant. "Chez les indécrottables racistes, un Noir reste un sous-homme, qu’il vienne de Guadeloupe, de la Martinique ou d’Afrique subsaharienne", estime-t-il. Les problèmes de fond demeurent, notamment la persistance de discriminations au logement et à l’embauche. Il est certain, par exemple, qu’un demandeur d’emploi portant un nom ou un prénom à consonance étrangère mettra deux fois plus de temps qu’un autre à trouver un emploi.

© Dominique Faget

D’un côté les méchants racistes, de l’autre les gentilles minorités

Jakubowicz en est convaincu : le communautarisme est le mal suprême dont souffre la société française, comme en témoigne la multiplication des bagarres de quartier ("Les Noirs contre les Beurs, les Beurs contre les Feujs, etc."). Ce qui, selon lui, traduit l’échec des associations de lutte contre le racisme. Celles-ci n’ont pas vu la société évoluer, elles sont restées bloquées sur une vision binaire. D’un côté, les méchants : Blanc, nantis, citadins, catholiques, extrémistes de droite ; de l’autre, les gentils, issus des minorités.

Pour le président de la Licra, il faut donc réinventer le combat antiraciste, ce qui suppose de voir la société telle qu’elle est et non telle qu’on la rêve. Et par exemple reconnaître l’existence d’un racisme anti-Blancs, réalité sociologique vécue par de nombreuses personnes, même si le terme de "racisme" n’est pas forcément approprié. Il faut donc parler vrai, tenir un discours différent de celui des politiques, dont certains s’imaginent que parler vrai c’est caresser les pires penchants de l’homme.

Il y avait un racisme quotidien, des ratonnades, des discriminations, des crimes racistes. À l’époque, on disait : "un Arabe vole une mobylette, il prend deux ans. Un Français tue un Arabe, il prend trois mois avec sursis." Quand la marche a commencé, nous étions trente-deux. On dormait, on se levait, on marchait ensemble. Je n’avais jamais vu autant de Français, j’étais choqué ! Nous avons découvert une France généreuse. Des gens nous ont accueillis chez eux, nous ont donné à manger, nous ont offert des gants contre le froid. J’ai compris qu’en réalité la France n’était pas raciste, que c’était le système qui l’était.

Arbi Rezgui, marcheur

Pour venir à bout du phénomène, 83 % des sondés ne font pas confiance aux associations de lutte contre le racisme, qui privilégient la dénonciation permanente et finissent par obtenir le contraire de ce qu’elles recherchaient : la stigmatisation des victimes. Jacqueline Costa-Lascoux, qui a elle-même participé à la marche des Beurs, propose de revenir aux fondamentaux : parler de combat pour l’égalité et la pluralité plutôt que de lutte contre le racisme. Et c’est ce qu’elle fait dans le cadre de "Jeunes pour l’égalité", un programme organisé dans vingt-quatre lycées de la région parisienne afin de donner aux élèves un certain nombre de clés pour analyser et critiquer les stéréotypes. C’est le moyen, estime-t-elle, de démonter les mécanismes de discrimination. Et d’amener ces jeunes à adhérer à l’idée d’une France multiculturelle.

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