Nouvelles frontières imaginaires au Moyen-Orient

Fruit de l’imagination géopolitique d’une spécialiste américaine, une carte choc publiée par le « New York Times » relance à sa manière le débat sur l’avenir des poids lourds de la région.

Manifestants fédéralistes, le 2 novembre à Benghazi, en Libye. © Abdullah Doma/AFP

Manifestants fédéralistes, le 2 novembre à Benghazi, en Libye. © Abdullah Doma/AFP

Publié le 25 octobre 2013 Lecture : 5 minutes.

Les lecteurs du New York Times – et ils sont nombreux – n’ont pas manqué de relever, le 28 septembre, un op-ed au titre faussement naïf : « Imaginons un Moyen-Orient remodelé », signé de la plume de Robin Wright. Cette « spécialiste » américaine des relations internationales, rattachée actuellement au United States Institute of Peace (USIP), intervient régulièrement dans les médias américains, récemment encore sur l’Iran. Son analyse sur les convulsions du Moyen-Orient n’aurait peut-être pas retenu l’attention, n’eût été la carte à l’intitulé choc – « Comment 5 pays pourraient en devenir 14 » – qui accompagne et justifie la publication de sa tribune. Une carte qui préfigure ce que serait le nouveau Moyen-Orient fragmenté sous le coup de dynamiques multiples : partition de la Syrie en trois blocs ethno-religieux (alaouite, sunnite et kurde) ; implosion de l’Arabie saoudite en cinq provinces ; retour aux deux Yémens, et résurgence de la Libye fédérale (Tripolitaine, Cyrénaïque et Fezzan). Au-delà des arguments historiques et politiques qui sous-tendent cette tentative de géopolitique prospective, la démarche est elle-même révélatrice d’un certain discours occidental sur le Moyen-Orient.

Le thème est explosif, puisqu’il tourne autour de la hantise de tout État : fragmentation, désunion, séparatismes.

Le thème est explosif, puisqu’il tourne autour de la hantise de tout État : fragmentation, désunion, séparatismes. La perte de territoires ou la prolifération étatique sont d’ailleurs, quasiment toujours et partout, vécues comme un drame et agissent comme un repoussoir. Que l’on songe à l’ex-Yougoslavie ou au Soudan. Dans une région où dominent encore des régimes autoritaires et obsédés par leur stabilité, la question de l’unité est centrale. Wright décrit un scénario où les rivalités confessionnelles pourraient conduire à une partition de la République arabe de Syrie en trois entités : un Alaouistan couvrant un large corridor le long de la côte méditerranéenne, un Kurdistan débordant de l’autre côté de la frontière irakienne et un Sunnistan dans le Centre et l’Est, qui rejoindrait à terme l’Ouest irakien. L’Irak, justement, est sommairement divisé selon le même principe, avec une région méridionale baptisée Chiistan. À propos de l’Arabie saoudite, l’auteur évoque les « idées les plus incongrues » (« the most fantastical ideas »), dont celle d’un royaume divisé en cinq entités. Une situation alimentée et aggravée par la scission du Yémen en deux Républiques, comme ce fut le cas avant 1990. Enfin, Robin Wright décèle des risques en Libye, imputables aux forts sentiments régionalistes en Tripolitaine et en Cyrénaïque, voire au Fezzan.

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Le découpage de la Syrie : impossible du fait des brassages des populations

Les scénarios ainsi envisagés se parent d’une dernière coquetterie avec l’apparition de cités-États : Bagdad, la cosmopolite ouverte aux différentes communautés, Misrata, le port marchand et jaloux de son autonomie, ou encore la montagne des Druzes (Jebel al-Druze), en Syrie, qui eut pour capitale As-Suwaida, à l’époque mandataire. « Un siècle après que l’aventurier-diplomate britannique sir Mark Sykes et l’envoyé français François Georges-Picot eurent découpé la région, le nationalisme est diversement enraciné dans les pays initialement définis plutôt par les appétits impériaux et le commerce que par la logique », conclut la journaliste. Et d’ajouter : « La question, en cette période de conflit et de transition incertaine, est de savoir si le nationalisme est plus fort que les sources plus anciennes de l’identité. » Une série de reproches peuvent être adressés à ce texte et à la carte qui l’accompagne. Sur la forme, d’abord, l’utilisation du suffixe « -stan », décliné à toutes les sauces, semble plutôt guidée par le souci du bon mot que par celui de la justesse. D’origine persane, le nom de lieu « -stan » n’est utilisé qu’en Asie centrale et pas du tout dans les pays arabes. Sur le fond, la thèse de l’éclatement soulève de nombreux problèmes, liés tant à la chronologie qu’à la probabilité même de tels changements.

En Syrie, la réalité du terrain et les dynamiques de la guerre en cours n’accréditent pas ce découpage grossier.

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Prendre comme point de départ la déflagration de la Syrie est peut-être justifié par l’actualité noire des derniers mois, mais la partition reste fortement improbable : la région côtière baptisée hâtivement Alaouistan regroupe en réalité les principaux foyers de la population syrienne, dont les plus grandes villes que sont Alep, Damas, Homs, Lattaquié, Hama, entre autres. Le Sunnistan, au-delà des villes (contrôlées aujourd’hui par des rebelles hostiles à Bachar al-Assad) de Raqqah et de Deir Ezzor, n’engloberait qu’une vaste zone désertique. La réalité du terrain et les dynamiques de la guerre en cours n’accréditent pas ce découpage grossier. Les villes de l’Ouest syrien sont, à l’exception de quelques localités, plutôt multiethniques, et le brassage des populations, notamment dans les grandes agglomérations, est réel.

Le démographe d’origine syrienne Youssef Courbage souligne d’ailleurs « la démesure d’un découpage de la Syrie, inimaginable du fait du brassage de ses populations ». Un Alaouistan qui comprendrait les cinq plus grandes villes du pays signifierait un déplacement massif de populations sunnites, d’une échelle sans précédent par rapport aux mouvements constatés depuis 2011. En septembre dernier, l’ONU dénombrait 2 millions de réfugiés et 4,2 millions de déplacés à l’intérieur du pays. Par ailleurs, la stratégie militaire de l’opposition armée au pouvoir Assad contredit une telle hypothèse : les combats continuent autour de Damas, Homs et Alep. De plus, l’hypothèse de la contagion en Irak n’est pas solidement étayée. Il faut noter que la crainte d’une partition de l’État post-Saddam Hussein a émergé dès le début de la guerre, en 2003, sans qu’elle soit avérée à ce jour. Là encore, les réalités démographiques sont bien plus nuancées que les généralisations ethniques.

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Un découpage "colonial"

S’il y a une tentation fédérale en Irak, elle est surtout le fait des Américains. Comme en Libye, dont ils ont favorisé la naissance sous forme de trois provinces en 1951, les États-Unis semblent vouloir exporter leur modèle de gouvernement, sans prendre en compte les réalités locales, au rang desquelles un fort sentiment national, préexistant au « découpage colonial » et alimenté par des régimes autoritaires (Hussein, Assad, Kadhafi, voire Abdelaziz Al Saoud). Si les frontières actuelles semblent récentes, elles ne sont pas plus artificielles que celles de nombreux pays européens. L’Irak, hors la province de Kirkouk, est une entité nationale vieille de plusieurs siècles, les divisions de l’Arabie saoudite se jouent davantage entre factions de la famille royale que d’un point de vue territorial, dans un modèle très original de multidomination et de répartition des ressources. En Syrie, les principaux acteurs du conflit revendiquent une Syrie unie et rejettent les scénarios de partition. En Libye, la revendication d’autonomie de certains acteurs de Cyrénaïque n’a pas débouché sur une forme d’autogouvernement, en dépit d’appels récurrents depuis bientôt deux ans. Même au Yémen, pourtant réunifié en 1990 après des décennies de conflit, la domination du Nord préserve la fiction de l’unité, appuyée par les puissances tutélaires (Arabie saoudite, Russie et, dans une moindre mesure, États-Unis). N’en déplaise aux Cassandre professionnelles, la Palestine pourrait bien être le plus récent et véritable ajout à la carte du Moyen-Orient. Qu’en pensent les partisans du Grand Israël ?

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