Tunisie : les agents troubles de l’Intérieur

Interférences dans le circuit de décision, dissimulation d’informations, développement d’une police parallèle au service d’intérêts partisans… En Tunisie, le ministère de l’Intérieur baigne dans l’opacité.

Lofti Ben Jeddou (à dr), premier flic du pays et son prédécesseur Ali Larayedh le 14 mars 2013. © Ons Abid

Lofti Ben Jeddou (à dr), premier flic du pays et son prédécesseur Ali Larayedh le 14 mars 2013. © Ons Abid

Publié le 24 octobre 2013 Lecture : 7 minutes.

Massif, le cube gris aux allures de bunker sur l’avenue Bourguiba, à Tunis, n’arrive pas à se défaire de sa sinistre réputation. Trois ans après la révolution, le siège du ministère de l’Intérieur cristallise encore les nombreuses suspicions d’une population marquée par la répression benaliste, dont il était l’instrument clé. Dans un contexte d’instabilité politique aiguë, le département sécuritaire enflamme les esprits et nourrit toutes sortes de rumeurs. Les assassinats de Chokri Belaïd, en février 2013, et de Mohamed Brahmi, en juillet 2013, ont écorné un peu plus son image en mettant au jour les graves défaillances du système de renseignements et en soulevant de nombreuses interrogations quant à son fonctionnement et à ses liens avec le pouvoir.

Même les syndicats policiers, aussi bien celui des établissements pénitentiaires que l’Union nationale des syndicats des forces de sûreté (UNSFS), dénoncent une certaine opacité et l’implication de leur hiérarchie dans ces assassinats politiques considérés désormais par beaucoup comme des crimes d’État. Un document remis par une source interne du ministère au comité d’avocats de l’Initiative nationale pour la recherche de la vérité sur les assassinats de Belaïd et de Brahmi prouve que la CIA avait alerté, dès début juillet, les services tunisiens du projet d’exécution de Mohamed Brahmi. Les directions sécuritaires, au plus haut niveau, ainsi que le chef du gouvernement étaient donc au courant.

Même les syndicats policiers dénoncent l’implication de leur hiérarchie dans ces assassinats politiques considérés désormais par beaucoup comme des crimes d’État.

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L’indignation générale qui en a résulté aura surtout mis un peu plus en difficulté Lotfi Ben Jeddou, actuel ministre de l’Intérieur et ancien magistrat, dont on savait qu’il ne contrôlait pas totalement son propre département. « Traditionnellement, un ministre de l’Intérieur a un rôle politique, son cabinet a une mission administrative et de coordination sans s’ingérer dans le volet sécuritaire. Ce sont les quatre directions – services spéciaux, services techniques, sûreté publique et sûreté nationale – qui en ont l’entière responsabilité. Six mois après le départ d’Ali Larayedh [aujourd’hui Premier ministre], le cabinet mis en place par ce dernier n’avait pas changé. On n’a pas permis à Ben Jeddou de connaître son ministère. Il n’a qu’une vision restreinte de la situation, car il ne prend conseil qu’auprès de trois personnes auxquelles il se fie et n’a pas de conseiller en sécurité », explique un membre de l’Association tunisienne pour une police citoyenne. Dans les faits, les quatre directions sont en contact direct et permanent avec Larayedh. « Tous les jours, avant 11 heures, un motard spécialement mandaté lui porte le courrier sensible et attend les consignes. Ben Jeddou n’est souvent pas informé. Ne lui parvient que ce que souhaite Larayedh », relève un agent des forces spéciales.


Les syndicats policiers déplorent l’autisme de la hierarchie sécuritaire,
qui ne tient guère compte de leurs avertissements. © Fethi Belaid/AFP

Les écoutes et le contrôle d’Internet n’ont jamais cessé

Pourtant, le circuit des dossiers chauds obéit à une procédure précise, transitant par trois directeurs généraux et trois responsables centraux. Mais depuis la révolution, les dysfonctionnements se multiplient. La perte de cadres de haut niveau – certains ont démissionné et quarante-deux ont été remerciés par Farhat Rajhi, ministre de l’Intérieur de janvier à mars 2011 – se fait cruellement ressentir. La rupture brutale avec l’ancien régime a enrayé la machine. Si la police a tenté de faire son mea culpa, le système semble toujours opérationnel. Certains agents confient que les écoutes et le contrôle d’internet n’ont jamais cessé et que des rapports sur les personnes sont dressés quotidiennement. Dans les sous-sols de l’Intérieur, on ne torture plus, mais on surveille toujours de près. De fait, toutes les propositions de réforme de fond, comme le déménagement du ministère loin du centre de la capitale, sont restées lettre morte. « Nos policiers en ont ras-le-bol d’une hiérarchie qui ne tient pas compte de leurs avertissements et sont obligés de recourir à l’arbitrage de l’opinion publique », déplore Imed Belhaj Khelifa, porte-parole de l’UNSFS.

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Tandis qu’associations et syndicats s’activent, des compétences jugées indépendantes continuent d’être écartées du terrain et de toutes responsabilités, quand elles ne sont pas mises à la retraite d’office. « Il n’y a pas de police parallèle, mais des nominations qui ont opéré un clivage entre une police républicaine et une autre ouvertement partisane », précise en substance Khelifa. C’est qu’Ennahdha, le parti au pouvoir, a procédé à un graduel noyautage. Avant les élections de 2011, les sections régionales ont pris contact avec des policiers, dont elles se sont assuré l’appui en leur garantissant qu’aucune poursuite ne serait engagée contre eux. Nabil Abid, directeur général de la sûreté nationale, avait d’ailleurs rencontré à plusieurs reprises les dirigeants islamistes pour les briefer sur le fonctionnement du ministère. À son arrivée à la tête de l’Intérieur, Ali Larayedh a d’abord fait preuve de prudence – pendant quatre mois, il s’est contenté d’observer – avant de décider soudainement de remercier les patrons des quatre pôles sécuritaires.

« Chaque ministre a son équipe, mais cela concerne surtout la composition du cabinet. On ne remplace pas le directeur général des services spéciaux par quelqu’un qui n’est pas rompu aux arcanes du ministère et qui n’aurait pas au moins vingt ans d’expérience », s’étonne un membre du Syndicat national des forces de sécurité intérieure (SNFSI). Or le dénommé Mahrez Zouari, désigné à ce poste en février 2012, avait un parcours administratif. Atef Omrani, qui l’a remplacé en août 2013, sur recommandation de Tahar Boubahri, chargé de mission auprès du ministre, n’était deux ans auparavant que chef de district à Sfax. L’assassinat de Brahmi a certes conduit au limogeage de Mustapha Ben Amor, directeur général de la sûreté publique, et d’Abdelhamid Bouzidi, directeur général de la sûreté nationale, mais Mahrez Zouari aura eu le temps de placer des proches à des postes clés avant d’être affecté à la formation. Mohamed Ali Laroui, chargé de communication, est ainsi secondé par Lotfi Hidouri. Les deux hommes sont acquis à Ennahdha. Népotisme, clientélisme, trafic d’influence, les pratiques en cours sous Ben Ali ont la vie dure. Résultat, le circuit de transmission des ordres et des instructions est brouillé. Les dysfonctionnements actuels sont donc dus principalement à des erreurs de casting, mais aussi à la réintégration de ceux qui avaient été limogés par Ben Ali en raison de leur appartenance à Ennahdha. L’armée, elle, n’a pas réaffecté ceux qui avaient été écartés par l’ancien régime ; elle les a simplement dédommagés.

Lotfi Ben Jeddou a une faible marge de manœuvre, et s’il se contredit d’une déclaration à l’autre, c’est qu’il ne dispose pas de toutes les informations.

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Lotfi Ben Jeddou a une faible marge de manœuvre, et s’il se contredit d’une déclaration à l’autre, c’est qu’il ne dispose pas de toutes les informations. Pour défendre son ministère, il annonce des statistiques attestant un retour de la sécurité, ainsi que des coups de filet dans les milieux extrémistes, mais sans réussir à convaincre, car ces résultats ne sauraient faire oublier les manquements qui ont conduit à deux assassinats politiques. « Nous avons une obligation de résultat, c’est notre devoir. La sécurité se mesure à l’aune des affaires importantes. Or, actuellement, on ne recense que les chiffres de la délinquance, et personne ne s’occupe du grand banditisme. Les statistiques n’ont jamais contribué à instaurer la sécurité, qui est d’abord une perception des citoyens », conclut un chargé de formation.

Un esprit de corps à réinventer

Rouage central de l’État policier sous Ben Ali, le ministère de l’Intérieur suscitait la crainte à travers une répression tous azimuts. Pourtant, les effectifs de l’appareil sécuritaire étaient deux fois moins élevés qu’aujourd’hui. "Jouer de la menace était une des stratégies pour compenser notre sous-effectif. Les agents changeaient sans cesse de localisation, si bien que la population percevait une présence policière constante. Nous n’étions que 40 000, et non 80 000 comme l’ont prétendu les médias. Cette pseudo-force numérique a permis de donner une illusion de domination et de contrôle", explique Béchir, un cadre mis au placard par Farhat Rajhi, ministre de l’Intérieur de janvier à mars 2011. Le système a tenu grâce aux officiers. Formatés dès leur apprentissage, ils étaient aux ordres, tout en se sentant investis d’une mission qu’ils remplissaient sans états d’âme. La hiérarchie entretenait cet esprit de corps en se montrant attentive à ses troupes et en étant présente sur le terrain. Ripoux ou non, les directeurs généraux étaient des compétences reconnues. Beaucoup citent encore Ali Seriati, directeur général de la sûreté de 1991 à 2001, qui effectuait régulièrement des tournées nocturnes. Cette proximité entre les membres des forces de sécurité et leurs directions a consolidé l’idée d’une corporation puissante et soudée.

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