Cameroun : Ahmadou Ahidjo, le fantôme de Dakar
Depuis vingt-quatre ans, la dépouille d’Ahmadou Ahidjo repose au Sénégal… La veuve de l’ancien président réclame son rapatriement, mais Paul Biya ne lève pas le petit doigt. Entre rancune et intransigeance, retour sur un psychodrame qui n’en finit pas.
De sa fille Aminatou, tout juste rentrée au Cameroun, Germaine Ahidjo dit seulement qu’elle « espère qu’elle survivra à son aventure », si l’on en croit une confidence faite à un proche. À Dakar, où elle vit, l’intransigeante veuve ne souhaite pas commenter davantage ce que beaucoup de Camerounais ont qualifié de « trahison » en apprenant que la cadette de l’ancien couple présidentiel avait accepté de se joindre publiquement à la campagne du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir) pour les législatives du 30 septembre.
Aminatou a cédé, pas Germaine, qui répète qu’elle ne rentrera au pays que lorsqu’elle aura la certitude que son mari, décédé en 1989, y sera enterré avec les honneurs. La mère et la fille ne se parlent plus et ce n’est pas Paul Biya qui s’en plaindra. Car l’actuel chef de l’État n’est pas fâché avec tous les membres de la famille de son ancien mentor. Avant même d’avoir débauché Aminatou, 47 ans, il avait pris soin de bichonner l’aîné des enfants Ahidjo, Mohamadou Badjika, nommé ambassadeur itinérant en décembre 2011 puis porté en janvier dernier à la tête du conseil d’administration de la Société hôtelière du Littoral. Le président savait tout l’intérêt qu’il y avait à s’allier à un nom de famille toujours très populaire.
Complots et accusations entre Ahidjo et Biya
C’est l’histoire d’un psychodrame vieux de presque trente ans. Celui de l’impossible retour au pays natal de la dépouille d’Ahmadou Ahidjo, le premier président du Cameroun indépendant. Le 30 novembre, ses restes entameront leur vingt-cinquième année dans une sépulture dite « provisoire », dans un carré du cimetière de Yoff, à Dakar. Et rien ne semble pouvoir mettre un terme à cet exil forcé.
Tout commence en novembre 1982. Ahidjo est au pouvoir depuis vingt-trois ans quand il démissionne et désigne Biya, son dauphin constitutionnel depuis 1975, comme successeur. Ahidjo choisit toutefois de conserver la présidence du parti unique, l’Union nationale camerounaise, et ne se retire que partiellement de la vie publique. Yaoundé est rapidement trop petit pour deux présidents.
L’étrange cohabitation prend fin en avril 1983, après cinq mois de rumeurs malveillantes et d’intrigues de cour : Ahidjo renonce à diriger le parti. Commence alors une inimitié profonde, qui sera ponctuée d’accusations de complot et atteindra son apogée avec une sanglante tentative de coup d’État menée, en 1984, par des partisans de l’ancien président. Elle se soldera par deux procès retentissants et deux condamnations à mort par contumace pour Ahidjo, reconnu coupable d’atteinte à la sûreté de l’État.
Pourquoi les années n’ont-elles pu panser les plaies ? Au Cameroun, on se perd en conjectures. Le pouvoir rejette la faute sur Germaine Ahidjo, critiquée pour avoir « conditionné le retour du clan au Cameroun à un contingent de demandes, allant des obsèques officielles du président défunt jusqu’aux réparations des préjudices dus à l’expatriation forcée de la famille présidentielle », selon un journal proche du palais d’Etoudi. Pour justifier son refus, Biya a coutume de dire que c’est « un problème d’ordre familial ». Et d’ajouter : « Si la famille de mon prédécesseur décide de faire transférer les restes du président Ahidjo, c’est une décision qui ne dépend que d’elle. Je n’ai pas d’objection, ni d’observation à faire. »
Le président défunt, Ahmadou Ahidjo.
© Ria Novosti/AFP
Paul Biya a peu d’estime pour Germaine Ahidjo
Germaine Ahidjo ne fait pas preuve de moins de fermeté. « Ce que je veux, c’est un retour par la grande porte et non à la dérobée », aimait-elle répondre jusque-là. Et il y a fort à parier que la défection de sa fille ne fera que la radicaliser. « Le prochain président du Cameroun rapatriera Ahidjo », dit-elle désormais, déterminée malgré la maladie et la solitude. « Ce rapatriement ne sera sans doute pas possible de son vivant, soupire un avocat familier du pouvoir. Le blocage relève d’une animosité personnelle entre Paul Biya et Germaine Ahidjo. La seconde n’a d’ailleurs jamais tenu le premier en haute estime. » Selon des témoins, Germaine avait soutenu son époux dans sa décision de quitter le pouvoir alors qu’il n’avait « que » 58 ans. « Mais elle avait émis des réserves sur le choix de Biya comme successeur. Elle lui préférait le fidèle secrétaire général de la présidence, Samuel Eboua, le ministre de l’Administration territoriale, Victor Ayissi Mvodo, ou encore le ministre des Affaires étrangères, Jean Keutcha », explique le même avocat.
Biya en a-t-il voulu à l’ex-première dame, au point d’attendre qu’elle fasse amende honorable trente ans après les faits ? Il n’en a jamais rien dit, mais le chef de l’État est connu pour ne rien oublier. Il se souvient de cette époque où il était un Premier ministre sans pouvoir et où Samuel Eboua était le véritable interlocuteur d’Ahidjo. En 1995, Eboua s’était confié dans un livre (Une décennie avec le président Ahidjo, aux éditions L’Harmattan) : « Une habile propagande de l’entourage de Paul Biya distillait la rumeur selon laquelle le Premier ministre, le vrai, était le secrétaire général Eboua, écrivait-il alors. Rien n’est fait pour que le peuple se souvienne de celui qui a assumé son destin pendant plus de deux décennies. L’ingratitude, tel l’œil de Caïn, doit-elle poursuivre l’individu jusque dans le silence et les ténèbres du tombeau ? »
Complexité du pouvoir camerounais
Intransigeance d’un côté, rancune de l’autre… Pendant des années, des médiateurs ont tenté de réconcilier Etoudi et Dakar. « J’ai plusieurs fois parlé du problème du transfert du corps d’Ahidjo pour qu’il puisse reposer dans son pays et dans sa ville, Garoua », écrit Émile Derlin Zinsou, ancien président du Dahomey (l’actuel Bénin) et ami d’Ahidjo, dans En ces temps là… (Riveneuve Éditions, 2013). « Le président Biya m’a toujours reçu avec amitié et écouté avec une grande attention. […]
Cependant, il a eu plusieurs occasions de mettre en œuvre ce sur quoi nous étions d’accord sans en saisir aucune. Qu’est-ce qui le retient d’un geste attendu par la majorité des Camerounais, qui ne pourrait être qu’à son honneur, qu’à son bénéfice ? Ce serait si beau que ce soit Biya qui enterre Ahidjo dans leur commun Cameroun ! » Zinsou n’est pas le seul à s’y être cassé les dents. Marafa Hamidou Yaya, l’ancien tout-puissant secrétaire général de la présidence devenu ministre de l’Administration territoriale (et aujourd’hui en prison), avait en son temps promis de faire du retour de la dépouille d’Ahidjo, originaire de Garoua comme lui, une priorité. Il n’y est jamais parvenu.
Biya, bien sûr, pourrait user de son pouvoir pour faire rapatrier son « illustre prédécesseur ». Mais les raisons de son inaction tiennent autant à sa personnalité qu’à la complexité du fonctionnement du pouvoir camerounais. Le 30 novembre 1989, Abdou Diouf, alors président du Sénégal, avait dû téléphoner au Gabonais Omar Bongo Ondimba pour pouvoir joindre son homologue camerounais et l’informer du décès d’Ahidjo. Biya avait alors réuni son entourage, auquel il avait exposé la situation, avant de quitter la pièce pour laisser libre cours au débat. Les « durs » du régime, dont l’influent ministre des Forces armées, feu Gilbert Andzé Tsoungui, ne voulurent pas entendre parler de rapatriement. Ils eurent le dernier mot. Au bout de trois jours sans nouvelles de Yaoundé, Diouf autorisa l’inhumation à Dakar. « Aujourd’hui encore, pour plaire au chef, son entourage l’encourage à ne rien céder. Comme si ce n’était pas Ahidjo qui avait offert à Biya le pouvoir sur un plateau d’argent », se plaint un opposant.
Un besoin de réconciliation entre le sud et le nord
La pression se fait aujourd’hui plus forte sur les épaules du président. Aboubakar Ousmane Mey, frère de l’actuel ministre des Finances, Alamine Ousmane Mey, a lancé une association, Justice Plus, destinée à favoriser le rapatriement de l’ancien chef de l’État. « Les générations passent et, en dépit de la propagande, Ahidjo n’est plus perçu comme un coupable. Il est même devenu une victime », affirme Aboubakar Ousmane Mey, qui veut organiser une conférence sur le sujet à Garoua. Il a obtenu le soutien de personnalités telles que le cardinal Christian Tumi, l’opposant Maurice Kamto, l’avocate Alice Nkom, et même celui de Louis-Tobie Mbida, dont le père, André-Marie Mbida, fut le premier prisonnier politique d’Ahidjo.
Mais les temps ont changé. Le silence imposé sur Ahidjo ne parvient plus à dissimuler le besoin urgent de réconciliation entre le Nord et le Sud. Paul Biya, pourtant, s’honorerait à faire un geste et à autoriser le retour de son prédécesseur. L’union est à ce prix. L’émergence aussi, sans quoi ce beau concept dont le chef de l’État a fait son slogan ne restera qu’une coquille vide.
Germaine, loin des ors du palais
Avant que ses ennuis de santé ne l’obligent à y renoncer, il n’était pas rare de voir l’ex-première dame du Cameroun prendre sa Citroën C4 pour aller faire ses courses au marché de Kermel, à Dakar. Germaine Ahidjo, 81 ans, aimait cuisiner pour ses filles – Babette, pédiatre, et Aïssatou, responsable d’école maternelle, vivent encore avec elle – et ses cinq petits-enfants. Elle a gardé peu de contacts avec sa vie d’avant. Seule la famille d’Émile Derlin Zinsou, l’ancien président du Dahomey (actuel Bénin), lui téléphone régulièrement. Cette prise de distance explique sa retenue lorsque l’avocate Alice Nkom lui a proposé de créer une fondation Ahidjo. On prête à la famille une grande fortune. Ahidjo avait fait construire des villas dans le Nord (à Garoua et Mayo-Oulo) et dans l’Extrême-Nord (à Maroua et Mokolo). D’abord confisqués, ces biens ont été restitués, mais après pillages et dégradations. Son grand regret, dit encore Germaine à ses proches, est de n’avoir pu assister aux obsèques de sa mère, décédée pendant son exil au Sénégal (elle n’a pas de passeport, mais impossible de savoir si elle en a fait la demande). Elle vit de la pension à laquelle Ahidjo avait droit en tant qu’ex-parlementaire de l’Union française, mais ne reçoit rien de son pays d’origine.
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