Libye : trajectoire incertaine d’un État néant

Un raid américain en plein coeur de Tripoli, un Premier ministre enlevé au saut du lit, des milices qui font régner leur loi… Deux ans après la chute de Kadhafi, rien ne fonctionne dans la pétaudière libyenne.

Ali Zeidan, à Tripoli, le 10 octobre, juste après sa libération. © Mahmud Turkia/AFP

Ali Zeidan, à Tripoli, le 10 octobre, juste après sa libération. © Mahmud Turkia/AFP

Publié le 16 octobre 2013 Lecture : 7 minutes.

"La Libye n’est pas à un carrefour. En réalité, nous sommes coincés dans un rond-point dont nous faisons le tour sans savoir quelle sortie prendre." Devant un aréopage d’investisseurs réunis à Londres le 18 septembre, Alkilani al-Jazi, le ministre libyen des Finances, n’y est pas allé par quatre chemins pour décrire l’anarchie qui règne dans son pays. Quitte à refroidir les ardeurs de ses interlocuteurs…

Si le marketing politique n’est à l’évidence pas le point fort des dirigeants de la transition, leur franchise, elle, ne fait pas de doute. Et elle est parfois désarmante. Interviewé quelques jours plus tard par Christiane Amanpour, la journaliste vedette de la chaîne américaine CNN, en marge de l’assemblée générale des Nations unies, Ali Zeidan, le Premier ministre, a eu cette réflexion candide : "La Libye n’est pas un État en faillite car l’État n’existe pas encore. Nous sommes en train d’en créer un. Il n’y a aucune honte à cela."

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En rentrant se coucher dans sa chambre du 21e étage de l’hôtel Corinthia, à Tripoli, dans la nuit du 9 au 10 octobre, Zeidan avait donc déjà bien des soucis en tête. Mais de là à s’imaginer qu’une poignée de miliciens patibulaires et surarmés le tireraient de son lit avant l’aube…

Lorsque ses ravisseurs font irruption dans la pièce, celui qui fut diplomate avant un long exil en Suisse et en Allemagne, ne cherche pas à résister.

>> Lire aussi : Libye : Ali zeidan affirme que son elèvement était une "tentative de coup d’État"

Lorsque ses ravisseurs font irruption dans la pièce, celui qui fut diplomate avant un long exil en Suisse et en Allemagne, ne cherche pas à résister. Il ordonne à ses gardes du corps de ne pas bouger eux non plus : dans le lobby, des dizaines de complices assurent une présence intimidante. Il se rend, en galabiya [pyjama traditionnel] et sans avoir le temps de chausser les lunettes qui corrigent son strabisme marqué. L’un de ses kidnappeurs en profite pour le photographier avec son téléphone portable. L’image est immédiatement diffusée sur Facebook et aux quatre coins de la planète. Tripoli se couche habituellement tard, et se réveille tout aussi tard. Ses habitants découvriront la photo à l’heure du petit-déjeuner.

Dans la foulée, la Chambre d’opérations des révolutionnaires de Libye (CORL) revendique l’arrestation de Zeidan "sur ordre du parquet". Cette milice agit sous l’égide des ministères de l’Intérieur et de la Défense. Les Tripolitains ont découvert ce groupe au printemps 2013. Dans le pays, le débat fait alors rage entre partisans et adversaires de la loi d’exclusion politique, qui vise à écarter du pouvoir et de l’administration toute personne ayant collaboré de près ou de loin avec le régime Kadhafi.

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Sit-in, occupations de ministères, menaces verbales, enlèvements… De mars à mai, les "brigades révolutionnaires" alliées aux salafistes intimident le Congrès national général (CNG, le Parlement) et le forcent littéralement à adopter cette loi, dont Mohamed el-Megaryef, le président du CNG, pourtant opposant à Kadhafi depuis plus de trente ans, est le premier à faire les frais.

Forts de ce succès, les miliciens tentent depuis lors de démettre Ali Zeidan de son poste de Premier ministre. Parmi ces groupes armés qui font aujourd’hui la pluie et le beau temps, paradant encore régulièrement dans les rues de Tripoli avec leurs convois de pickups surmontés d’une mitrailleuse 14,5, la CORL est la seule à être adoubée par le président du Parlement.

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Le 6 octobre, ce dernier, Nouri Bousahmein, nommait à sa tête un certain Abou Obeid al-Zaouïa, dont on ne sait quasiment rien, sinon que ce cheikh de Zawiyah était surtout connu localement pour diriger des activités caritatives. Son premier fait d’armes, un communiqué au ton martial, diffusé le 7 octobre, promettait de "poursuivre les complices [de l’enlèvement d’Abou Anas al-Libi] et de leur appliquer le qasâs [la loi du talion]". La menace, mise à exécution, visait donc Ali Zeidan.

C’est de retour d’une visite au Maroc et en Tunisie que ce dernier a été rattrapé par le rapt, le 5 octobre et en plein coeur de la capitale libyenne, de son compatriote Abou Anas al-Libi. De son vrai nom Nazih Abdelhamid al-Raghie, ce vétéran du jihad en Afghanistan était recherché activement par Washington pour son rôle présumé dans la préparation de l’attentat contre l’ambassade américaine de Nairobi, en 1998.

Poignée de main au Premier ministère, le 10 octobre dans l’après-midi,
entre Ali Zeidan (à g.) et Nouri Bousahmein, le président du Parlement.
Le second est le "parrain" de la milice fortement soupçonnée d’avoir
perpétré l’éphémère enlèvement du premier. © Ismail Zetouni/Reuters

Feu vert du gouvernement pour la capture de Libi ?

Libi rentrait chez lui, dans le quartier de Naflein, après la prière du fajr, quand il a été enlevé par des "étrangers armés et masqués", selon des témoins oculaires. Le commando des forces spéciales américaines, qui avait pris place dans trois véhicules banalisés, a barré la route puis brisé la vitre pour extirper Libi de sa voiture. Toujours selon les témoins, "certains membres du commando s’exprimaient dans le dialecte local".

Ce qui devait être une opération secrète a rapidement tourné à l’imbroglio. Pour les Libyens uniquement, car, de l’autre côté de l’Atlantique, les responsables américains se félicitent plutôt d’une réussite qui permet de masquer l’échec du raid concomitant visant le chef militaire des Shebab en Somalie. Plus gênant encore pour Zeidan : selon le New York Times, le gouvernement libyen, soumis à d’intenses pressions, aurait fini par donner son feu vert aux Américains pour la capture de Libi et celle d’Ahmed Abou Khattala, suspect numéro un de l’attentat du consulat de Benghazi (qui fit quatre morts américains, dont l’ambassadeur Christopher Stevens, le 11 septembre 2012).

Le gouvernement libyen a beau protester – Tripoli n’a pas été tenu au courant des détails de l’opération ni de son timing -, les déclarations de Zeidan ne calment pas le jeu. Dès l’annonce du rapt de Libi, le Premier ministre déclare en effet plutôt maladroitement : "Les Américains nous ont aidés durant notre révolution. Cette relation ne doit pas être affectée par cet événement, que nous réglerons de la manière appropriée."

Entre-temps, les réseaux jihadistes et la mouvance salafiste s’organisent. Un appel à manifester est peu suivi à Benghazi, où les islamistes dominent par les armes, mais où la population est lassée par des mois de violence. Deborah Jones, l’ambassadrice des États-Unis, est convoquée pour un entretien par le gouvernement libyen. Incapables depuis des mois d’accoucher d’une feuille de route pour la nouvelle Constitution, les parlementaires du CNG se réunissent d’urgence pour condamner la violation de la souveraineté libyenne. En coulisses, on prépare une motion de censure pour faire tomber Zeidan. Le rôle joué par Nouri Bousahmein, le président du CNG, dans cette curée anti-Zeidan soulève d’ailleurs de nombreuses interrogations. Amazigh de Zouara, réputé proche des Frères musulmans, il a parrainé la création de la CORL responsable de l’enlèvement du Premier ministre. Lors de la conférence de presse qui a suivi la libération de ce dernier, il est apparu plutôt embarrassé.

Enlevé par des rebelles islamistes qui le tiennent pour responsable du rapt de Libi, ex-jihadiste membre du Groupe islamique combattant libyen (GICL), Zeidan n’a paradoxalement dû son salut qu’à l’intervention de Khalid al-Sharif, lui-même un ancien du GICL. Mais dans cette Libye où tout part à vau-l’eau, on n’est plus à un paradoxe près… Dans ce contexte, l’ancien diplomate reconverti dans l’import-export de matériel médical en Allemagne apparaît bien isolé dans un monde de cow-boys où tous les coups sont permis. Deux ans après la fin brutale du régime Kadhafi, la Libye se cherche toujours une improbable stabilité. Bienvenue au Far West…

>> Lire aussi : Terrorisme : la poudrière libyenne

Milices & co

Depuis 2011, le phénomène des groupes armés n’a cessé de prendre de l’ampleur. Sous Kadhafi, l’armée était à la fois faible en effectifs et suréquipée. En 2011, on estime qu’elle s’est battue contre près de 20 000 rebelles. Ceux qu’on appelle les thuwar ["révolutionnaires"] sont aujourd’hui environ 200 000, répartis en quelque 300 milices de tout acabit. En Cyrénaïque, la Brigade des martyrs du 17 février compte 3 500 hommes. Elle était chargée de protéger le consulat américain de Benghazi, attaqué le 11 septembre 2012. Un attentat attribué à des groupes radicaux tels Ansar el-Charia et la brigade Omar Abdel Rahman. En Tripolitaine, le Conseil militaire de Zintan prétend disposer de 4 000 hommes. À Misrata, le conseil local compte 820 véhicules blindés. Certaines milices ont rejoint les forces auxiliaires de l’armée et/ou de la police. C’est le cas des Forces du bouclier libyen, placées sous l’autorité du chef d’état-major des armées. Ces tentatives de cooptation n’ont pas mis fin aux différents trafics – armes, drogues, immigration, enlèvements… – très lucratifs, notamment dans le Fezzan, la vaste région du Sud, véritable noeud d’activités criminelles.

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