Abdellatif Kechiche tel qu’en lui-même

Au coeur d’une polémique dans l’Hexagone, Abdellatif Kechiche, réalisateur franco-tunisien, reste peu connu du grand public dans son pays natal. Où il se rend fréquemment, très discrètement.

Abdellatif Kechiche au Festival Internationale du Film Francophone de Namur, le 27 septembre. © NICOLAS LAMBERT / BELGA MAG / BELGA/AFP

Abdellatif Kechiche au Festival Internationale du Film Francophone de Namur, le 27 septembre. © NICOLAS LAMBERT / BELGA MAG / BELGA/AFP

Publié le 11 octobre 2013 Lecture : 4 minutes.

Serein, il déambule d’un pas élastique dans les ruelles de La Marsa sous le soleil de plomb du mois de juillet. Son visage évoque quelque chose aux passants, mais rares sont ceux qui reconnaissent le réalisateur de La Vie d’Adèle, Palme d’or à Cannes en mai dernier… Peu osent l’aborder ou lui demander un autographe. « J’ai rencontré Kechiche sur la corniche, mais j’ai surtout vu un bel homme ténébreux. Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé que c’était lui », raconte Amel, une artiste peintre que la complexité du précédent long-métrage d’Léa Seydoux">Abdellatif Kechiche, Vénus noire, avait interpellée.

La Marsa, en banlieue de Tunis, est le nouveau refuge du cinéaste, au cœur d’une polémique sur les conditions de tournage menée par les techniciens du film et les actrices Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos à quelques jours de sa sortie sur les écrans français. Le réalisateur vient d’y acquérir une maison et se fond avec plaisir dans un certain anonymat. Un moment important pour celui qui jusque-là était entre deux rives. Celui qui se dit « étranger partout » se sent un peu plus chez lui dans un pays natal quitté à l’âge de 6 ans. « Savoir s’il est tuniso-français ou franco-tunisien est sans importance. Abdel n’est pas un beur. C’est un immigré, né à Tunis. Cette sensibilité-là parle en lui », assure un habitué du café Jimmy’s, où Kechiche a ses habitudes.

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L’homme qui marche sous les palmiers du front de mer semble loin de la désormais amère récompense cannoise. Ombrageux et introverti, ce timide, qui n’avance qu’au prix du doute, est extrêmement exigeant. Sur un plateau, ce souci de perfection presque maniaque fait qu’on le crédite d’un mauvais caractère. À présent, il entame une nouvelle étape de sa vie. Ghalia Lacroix, son ex-compagne à la ville et coscénariste de tous ses films, a quitté Paris pour Sidi Bou Saïd, environnement plus serein pour élever leurs deux garçons, dont l’un à la santé fragile. Abdellatif les a suivis. Ils sont son ancrage. Et ce père de famille prévenant ne reste jamais loin de celle pour qui il a éprouvé un coup de foudre sur le tournage de Bezness, de Nouri Bouzid.

« Il a eu beaucoup de courage à camper un gigolo dans deux films successifs [Les Innocents, de Téchiné, 1987, et Bezness, 1992] alors qu’il a un côté enfant à fleur de peau. Il avait assisté à la première projection de Bezness incognito parmi le public tandis qu’il en était la vedette », se souvient Nouri Bouzid, qui confie avoir senti venir la « cabale » autour de La Vie d’Adèle. « Abdellatif est quelqu’un de bien qui porte et couve ses sujets pendant longtemps. Comme le fait remarquer le chef opérateur Sofian El Fani, le film s’est fait avec le consentement de tous. Il n’y a pas eu de tromperie. Le seul moyen pour extirper une merveille est de fouiller au plus profond. Le tohu-bohu médiatique est aussi l’effet de Cannes sur des actrices très jeunes », explique le célèbre cinéaste tunisien.

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L’homosexualité : un sujet tabou en Tunisie

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Les controverses suscitées par les conditions difficiles du tournage ou les cuisantes déclarations de Léa Seydoux restent des polémiques parisiennes sans intérêt pour l’indolente Marsa. Le film n’est pas dans les préoccupations des Tunisiens et risque de ne pas être projeté localement. Cette histoire d’amour au féminin aborde un thème totalement sulfureux. Dans un pays finalement plus conservateur que révolutionnaire, certains évitent d’en parler, d’autres pourraient y voir une provocation. Pour les islamistes, l’homosexualité, sujet tabou, est ramenée à une maladie ou à une déviance de l’Occident. Alors qu’en mai Kechiche était prêt à discuter de quelques coupes, il avouait le 25 septembre dernier dans Télérama qu’il ne se battrait pas pour le voir sur les écrans tunisiens : « Je ne tiens pas à ce que mon film provoque du désordre ou de la haine. […] De toute façon, il sera vu. Les Tunisiens sont les champions du piratage sur internet, et c’est mieux qu’ils le voient comme ça. » Pourtant, pour avoir évoqué l’homosexualité et la pédophilie dans L’Homme de cendres de Nouri Bouzid, la drogue dans Fleur d’oubli de Selma Baccar, le cinéma tunisien avait été avant-gardiste en la matière, et Kechiche s’inscrit aussi dans la continuité de cette génération de pionniers des années 1980.

Néanmoins, pour le grand public, il reste un inconnu alors que La Graine et le Mulet (qui a remporté trois Césars en 2008 et le Grand Prix du jury de la Mostra de Venise) avait attendri une Tunisie chère à son cœur. « Son dialectal est parfait mais Kechiche est terriblement timide », raconte Selma, une architecte qui l’a croisé lors d’un vol Paris-Tunis. « Il venait de recevoir son prix à Cannes, il aurait pu prétendre à être traité en vedette, mais il voyageait très simplement en classe économique comme s’il était gêné par sa notoriété, comme si la masse des voyageurs pouvait le protéger. » Acteur en Tunisie, cinéaste en France, le réalisateur de La Faute à Voltaire (Lion d’or de la première œuvre en 2000) est un hybride et une espèce de fils prodige. Les Tunisiens aimeraient sans doute qu’il soit un pur produit de la culture tunisienne, mais ils oublient souvent que la France l’a façonné et qu’il lui doit l’essentiel de sa carrière. Sans compter que le succès de l’auteur de L’Esquive, déjà récompensé par trois Césars en 2005, a suscité bien des jalousies. Sous prétexte d’en finir avec l’ancien régime, les nouveaux jacobins de la culture rappellent qu’il a été décoré par Ben Ali en 2005 et en 2008. Mais ils omettent de relever qu’aucun des projets de long-métrage que Kechiche a soumis à la commission d’aide à la production cinématographique du ministère de la Culture tunisien n’a reçu la moindre subvention. Cette porte close a permis à Kechiche « d’aller au-delà d’une intégration en travaillant à sa manière sur les libertés individuelles », remarque un cinéphile.

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