« Le Bataillon créole » de Confiant, ou l’impôt du sang
Dans une écriture inventive et vivifiante, Raphaël Confiant revient sur un pan méconnu de l’histoire de la Martinique : le recrutement de « tirailleurs » antillais lors de la Première Guerre mondiale.
"J’ai attendu, longtemps attendu, comme qui dirait un siècle de temps, le rapatriement du corps de Théodore. M. le maire, le docteur Jean Préval, nous avait promis, à nous qui avions perdu un proche dans cette guerre scélérate – et nous étions une bonne trentaine ! -, que nous récupérerions le fruit de nos entrailles ou l’objet de notre amour dans les deux mois suivant l’armistice, mais notre attente fut plus vaine que la floraison du papayer mâle." Dans le nouveau roman de Raphaël Confiant, Le Bataillon créole, la vieille Hortense, qui a perdu son fils unique au combat, revient sur un épisode important de l’histoire de la Martinique : le recrutement de jeunes gens de l’île, à l’époque colonie française, dans l’armée métropolitaine pendant la Première Guerre mondiale.
Le destin des jeunes Martiniquais ressemble à celui des fameux tirailleurs sénégalais. Ils ont dû affronter un climat européen glacial, une fraternité d’armes quasi inexistante avec les métropolitains, des préjugés racistes bien enracinés, une guerre terrible où ils servent, plus que les autres, de chair à canon. L’amertume sera profonde. Raphaël Confiant soumet ses personnages à une psychanalyse littéraire. Il sonde leur âme pour comprendre ce qu’ils ressentent face à l’ennemi. Sur le champ de bataille, un soldat avoue : "La baïonnette qui s’enfonce dans le corps blanc efface d’un trait des siècles d’agenouillement, d’humiliation. Le Teuton, qui vous fait face, à l’instant où vous jaillissez de votre tranchée parce que l’ordre de fondre sur l’ennemi vous a été donné, ce Teuton au visage juvénile, souvent imberbe, aux yeux d’une clarté si bouleversante d’innocence, voire de tendresse – allez savoir ! -, ce Teuton-là devient le Béké, le Blanc créole, devant lequel les vôtres et vous n’ont jamais pu que courber l’échine et balbutier "oui, missié". Mais l’immense satisfaction qui vous étreint alors ne saurait être partagée, même par ceux qui tout comme vous l’éprouvent et cela au même instant, c’est-à-dire soldats d’Afrique et du Maghreb, car aussitôt la honte vous saisit, le sentiment plus exactement d’être descendu au niveau des bêtes les plus immondes."
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L’auteur martiniquais poursuit là son projet littéraire La Comédie créole, exploration de l’histoire des Antilles à travers le prisme des colonisés. "Je cherche à donner à lire la vision de ceux qui n’ont jamais eu droit à la parole et qui, pourtant, constituent l’écrasante majorité de nos peuples", indique-t-il. Concernant le recrutement de ces tirailleurs martiniquais, l’auteur précise : "La population créole y a vu une forme de reconnaissance de son appartenance à l’ensemble français et la circonscription comme un moyen de payer "l’impôt du sang", selon une expression en vogue à l’époque. Elle signifie que nos soldats se devaient d’aller verser leur sang sur les champs de bataille pour remercier la France de nous avoir accueillis en son sein. Et même, dans l’esprit de certains, d’avoir aboli l’esclavage en 1848."
En 2014 sera célébré le centenaire de la Première Guerre mondiale. Confiant a-t-il voulu, dans cette perspective, apporter une pièce à conviction au procès de l’horreur absolue ? "Mes romans ne sont absolument pas des romans historiques au sens classique du terme. L’Histoire n’est pour moi qu’une toile de fond", se défend-il. Sa méthode : "D’abord, j’interroge la mémoire familiale et collective et, quand cela est possible, les témoins de l’événement. Dans le cas des poilus créoles, il m’est arrivé d’en rencontrer il y a une dizaine d’années. Quoiqu’ils fussent déjà très vieux à l’époque, j’ai quand même pu approcher au plus près des souffrances endurées par eux sur le front européen et sur le front d’Orient." Il s’est également inspiré de ce qui, de génération en génération, se racontait dans sa propre famille, en l’utilisant à sa façon. Autre source, les archives de la bibliothèque Schoelcher de Fort-de-France. C’est au bout de ce processus qu’il construit ses personnages et son récit "avant de les malaxer avec les données orales et écrites" recueillies.
Création lexicale
Le Bataillon créole est un roman jubilatoire. Il s’en dégage un charme magique que procure la parole qui s’envole de la bouche du conteur avant d’émerveiller nos oreilles, de se coucher sur notre cerveau. La lecture se transforme en écoute des voix polyphoniques qui nous parlent avec des mots fleuris, inattendus, déroutants, attendrissants et à la fois enrichissants. Les narrateurs ont une expression haute en couleur, exquise. Qu’il s’agisse de la vieille Man Hortense, qui parle à ses "plantes-remèdes-guérit-tout" et pleure son fils unique. Ou de Lucianise, quimboiseuse de son état, qu’un séducteur aborde en ces termes : "Lucianise, il y a grand longtemps que mon coeur fait vip-vap devant la belleté de ton corps et la charmanceté de tes cocos-yeux qui éclairent plus fort que le soleil en carême."
Dans ce texte, Confiant, auteur d’une cinquantaine de livres à seulement 62 ans, s’est livré à un impressionnant travail de création lexicale à partir d’expressions tirées du vieux français, du créole ou de son cru, qui apportent une fraîcheur vivifiante. Le créole est une langue jeune qui n’a que trois siècles et demi d’existence et qui ne dispose pas encore d’atouts suffisants pour pouvoir rivaliser avec une vieille langue de tradition écrite comme le français, explique-t-il. Avant de poursuivre : "Mais, à mon sens, c’est le devoir de tout écrivain antillais de s’efforcer de l’illustrer. Se détourner du créole reviendrait à pratiquer ce véritable suicide linguistique auquel on assiste en Afrique noire et qui me fend le coeur. Cela dit, je n’ai aucun problème avec la langue française, qui est non pas ma deuxième langue, mais ma langue comaternelle. Je l’ai apprise en même temps que le créole." Nul doute : avec Le Bataillon créole, le chantre de la créolité a réalisé un travail d’orfèvre.
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