Tunisie : pourquoi le projet de nouvelle Constitution inquiète
Depuis sa publication le 30 juin au soir, le projet de nouvelle Constitution fait couler beaucoup d’encre et de salive. Entre les rumeurs, les interprétations et les extrapolations, JA démêle l’écheveau.
Tant que l’Instance nationale consultative pour une nouvelle République planchait sur le futur texte constitutionnel, le doute était permis : la loi fondamentale que les Tunisiens choisiront ou non de valider par référendum le 25 juillet serait le fruit d’un travail collectif d’experts. Le président de la République Kaïs Saïed en a visiblement décidé autrement en proposant à ses concitoyens un texte qui semble tout droit sorti de son stylo.
« Il est de notre devoir d’annoncer avec force et sincérité que le texte qui a été publié et soumis à un référendum n’est pas lié à celui que nous avons préparé et soumis au président. La commission se démarque totalement du projet proposé par le président », fulmine le président de l’Instance, Sadok Belaïd.
« Le texte émis par la présidence de la République porte atteinte à l’identité de la Tunisie et ouvre la voie à une dictature en attribuant tout le pouvoir au président de la République », a-t-il ajouté.
Avant même son adoption, la loi fondamentale divise et suscite la polémique tant le chambardement institutionnel qu’elle prévoit est important. Pour les soutiens du président, elle rétablit les égalités et exprime la volonté populaire, même si la consultation nationale qui a présidé à sa rédaction n’a recueilli que 530 000 participations sur un corps électoral de plus de 9 millions de citoyens.
Régime politique, place de l’islam, nature de l’État, droits des femmes… JA fait le point sur les principales nouveautés de la loi fondamentale proposée par le président.
Régime présidentiel
Les images de pugilat à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) ont largement contribué à discréditer aux yeux des Tunisiens le régime parlementaire mis en place par la Constitution de 2014. Face à la paralysie du pays par le jeu du nomadisme politique et des alliances de circonstances, beaucoup ont de nouveau été tentés par un régime présidentiel, pourtant assimilé dans la mémoire collective à la dictature.
C’est désormais chose faite. Les articles précisant les prérogatives du président révèlent une mainmise complète sur l’appareil de l’État. L’article 87 en particulier – « Le président de la République exerce la fonction exécutive avec le concours d’un gouvernement dirigé par un Premier ministre » – réduit le rôle du gouvernement à celui d’assistant.
Le « chef du gouvernement » devient à nouveau le premier des ministres. L’article 100 laisse également au seul locataire de Carthage le soin de déterminer la politique générale de l’État.
Le président nomme et révoque les ministres sans en référer à quiconque. À lui seul, il est l’exécutif. Avec l’absence de supervision de l’Assemblée, le chef de l’État mène la politique qu’il veut comme il l’entend et n’a de comptes à rendre à aucune instance.
Islam
Pendant plus de soixante ans, la question religieuse était contenue dans l’article 1 de la Constitution de 1959 qui a été reconduit dans celle de 2014 : « la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime ». Une formulation ambiguë, l’islam pouvant aussi bien se rapporter à la Tunisie qu’à l’État, mais qui avait l’avantage de satisfaire les conservateurs comme les laïcs.
Certains ont un moment cru que la nouvelle Constitution consacrerait le principe de laïcité de l’État – Sadok Belaïd ayant expliqué que l’islam ne serait plus religion d’État et le nouvel article 1 ne faisant aucune référence à la religion. Voire. Évacuée dans l’article 1, la religion réapparaît dans un article 5 qui fait déjà couler beaucoup d’encre.
Outre l’appartenance à une « Oumma islamique » dont chacun ignore ce qu’elle impliquerait, le texte précise qu’il « revient à l’État seul d’œuvrer à assurer les finalités de l’islam en matière de respect de la vie humaine, de la dignité, de l’argent, de la religion et de la liberté ».
Certains y voient un moyen de neutraliser les partis islamistes et de les priver de la rente morale et religieuse qui a longtemps fait leur succès, quand d’autres craignent que l’article n’ouvre la porte à l’adoption de la charia – laquelle n’est pourtant à aucun moment mentionnée – comme source de la législation.
Les historiens des idées remarqueront que Kaïs Saïed réinvestit là un débat qui remonte aux premiers siècles de l’islam : est-ce au pouvoir politique que revient la prérogative de définir l’orthodoxie religieuse, ou cette dernière doit-elle émaner des oulémas, à charge pour la puissance publique de la faire appliquer ?
Loin de ces questionnements théoriques, les Tunisiens se demandent surtout si cet article ne va pas mettre un terme au caractère civil de l’État, consacré aussi bien par la lutte nationale que par la révolution de 2011. Car nulle part dans la loi fondamentale proposée par Kaïs Saïed, ni dans le préambule ni dans les articles, il n’est fait mention du caractère civil de l’État.
Séparation des pouvoirs
La Constitution proposée, on l’a vu, consacre largement les pouvoirs du président. Plusieurs instances constitutionnelles ont été tout simplement éliminées, telles que l’instance contre la corruption. La Cour constitutionnelle sera elle conduite par des magistrats seniors… désignés par le président. Le Conseil supérieur de la magistrature est remplacé par trois conseils spécifiques. Le « pouvoir judiciaire » n’en est plus un, puisqu’il est réduit à une « fonction ».
Quant au Parlement, il est désormais divisé en deux chambres : la traditionnelle Assemblée des représentants du peuple (ARP) et le Conseil national des régions et des localités, une institution calqué aux yeux de nombreux Tunisiens au modèle kadhafiste qui a longtemps prévalu chez le voisin libyen. L’article 66 réduit considérablement l’immunité des parlementaires, lesquels peuvent être inquiétés pour des délits allant de « l’injure » aux « échanges violents ».
Quant à la possibilité de censure du gouvernement par le Parlement, elle est soumise à des conditions si complexes à réunir selon l’article 115 qu’elle en devient de facto impossible. Enfin, les propositions de loi présentées par le chef de l’État devront être examinées « en priorité ». Rien ne semble avoir été oublié pour soumettre étroitement le Parlement au président. En revanche, le mode de scrutin qui prévaudra pour l’élection des membres de chaque Chambre n’est pas précisé.
Droits
Au crédit de la proposition de nouvelle Constitution, il convient d’inscrire la reprise des éléments de la Constitution de 2014 en matière de droits et des ajouts pour ce qui concerne les droits des enfants abandonnés (article 52) et les droits des seniors (article 53).
Mais ce que les Tunisiens considéraient comme des acquis inaliénables, comme le Code du statut personnel (CSP), lequel consacre les droits civiques des femmes et l’égalité des sexes, pourrait être menacé par une interprétation restrictive de l’article 5 sur les « finalités de l’islam ». Autre élément troublant, le projet ne fait aucune mention des citoyennes, alors que le combat pour les droits des femmes a été central dans l’émergence de la Tunisie moderne.
Autre source d’inquiétude : les libertés sont aussi conditionnées à un code de moralité qui n’est pas clairement défini, mais qui peut se référer à ce que le législateur des années 1960 entendait par bonnes mœurs.
Par ailleurs, le texte ne fait aucune mention des résidents à l’étranger, qui représentent pourtant 12 % des Tunisiens. Les binationaux voient même leurs droits rognés puisqu’ils ne peuvent plus briguer la présidence de la République.
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