Nabil Mouline : « L’Arabie saoudite incarne le parti de l’ordre »

Quels sont les ressorts internes de la monarchie wahhabite de l’Arabie saoudite ? Quelle est sa stratégie face au Printemps arabe ? Analyse d’un spécialiste marocain qui fait autorité en la matière.

Nabil Mouline est docteur en histoire et sciences politiques. © DR

Nabil Mouline est docteur en histoire et sciences politiques. © DR

Publié le 18 octobre 2013 Lecture : 6 minutes.

Docteur en histoire et en sciences politiques, Nabil Mouline est chercheur associé au Centre d’études interdisciplinaires des faits religieux, rattaché au CNRS. Il enseigne à Sciences-Po et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris. Les travaux de ce Marocain portent sur la construction de l’autorité dans les monarchies arabes, notamment en Arabie saoudite et au Maroc, sur leurs rituels et leurs symboles. Infatigable bûcheur, il prépare une Histoire de l’Arabie saoudite (à paraître chez Flammarion). Il a écrit notamment Les Clercs de l’islam : autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie saoudite (PUF, 2011), traduit en arabe et en anglais.

Jeune Afrique : Comment expliquer le retour en force de l’Arabie saoudite après ce que l’on pourrait appeler un "moment qatari" au début du Printemps arabe ?

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Nabil Mouline : Imaginons une course de 5 000 mètres. Le Qatar y jouerait le rôle du lièvre. L’Arabie saoudite accélère dans les 400 derniers mètres et finit par l’emporter. Qui se souvient du lièvre ? Dans les faits, les deux pays "jouent" à des niveaux différents, du point de vue tant du territoire et de la démographie que des moyens financiers, de la profondeur historique et des relations internationales. Jusqu’à présent, les Saoudiens ont toujours considéré le Qatar comme un "phénomène vocal", malgré le travail inédit de branding accompli sous le règne de l’émir Hamad.

A-t-on surévalué le poids du Qatar ?

Le Qatar est un intermédiaire utile aux yeux des autres acteurs régionaux et internationaux. Tant que cela ne prête pas à conséquence. En revanche, l’Arabie saoudite reste un poids lourd, avec plus de leviers. Ce qui manque à Riyad, c’est une vision claire et identifiable pour passer de la réaction à une action stratégique. Cela est imputable à une idéologie conservatrice et à la fragmentation de sa diplomatie. Pourtant, le régime a montré qu’il pouvait réagir face à une menace immédiate, comme à Bahreïn en mars 2011.

Pour des raisons biologiques, l’Arabie saoudite s’est sentie menacée par les changements en cours.

L’Arabie saoudite est-elle, aujourd’hui, à la tête d’une contre-révolution ?

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Pour des raisons biologiques, l’Arabie saoudite s’est sentie menacée par les changements en cours. La mémoire des dirigeants saoudiens est très longue. Dans les années 1950 et 1960, ils ont subitement été encerclés par des puissances hostiles se réclamant du panarabisme. En 2011, la perspective d’une "démocratie des Frères musulmans" en Égypte, au Yémen ou en Syrie était apocalyptique. Pour autant, je n’utiliserais pas le terme de "contre-révolution", parce qu’il n’y a pas eu de véritable révolution. Je dirais que l’Arabie incarne le parti de l’ordre.

Quel rôle joue Riyad en Syrie ?

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L’Arabie saoudite et d’autres pays du Golfe se méfient des Frères musulmans et cherchent un partenaire plus ou moins fiable pour mener une transition avec le minimum de dégâts. Mais sur le terrain syrien se joue également la lutte avec l’Iran, qu’on aurait tort de réduire à un affrontement entre chiites et sunnites. Si la Syrie est importante symboliquement, c’est aussi à cause de la perte de l’Irak, qui a basculé en 2004 au profit de Téhéran.

Pourquoi dites-vous de la diplomatie saoudienne qu’elle est fragmentée ?

Plusieurs intérêts sont à l’oeuvre dans l’action étrangère saoudienne. Il faut d’abord distinguer les acteurs étatiques et les autres. En Syrie, certains groupes reçoivent des dons levés par des acteurs non gouvernementaux. C’est officiellement interdit depuis 2011, mais la pratique continue. Ensuite, à l’intérieur du système, chaque faction de la famille royale entretient des interlocuteurs à l’étranger. Ces factions sont souvent en compétition, voire en conflit.

À qui faut-il s’adresser aujourd’hui quand on appelle Riyad ?

Encore une fois, il n’y a pas d’interlocuteur unique. Par exemple, le ministre des Affaires étrangères, Saoud Ibn Fayçal, et le chef des renseignements, Bandar Ibn Sultan, sont à la tête d’appareils concurrents et ne travaillent pas toujours ensemble. Au sein de la famille royale, il n’y a de consensus que sur deux questions : le rejet de l’Iran et la gestion de la rente pétrolière.

En Égypte, Riyad n’a jamais admis le renversement du président Moubarak.

Et avec les États-Unis ?

Au début des soulèvements arabes, en 2011, les Saoudiens avaient une approche très différente de celle des Américains. Ils sont intervenus à Bahreïn et au Yémen, sans demander l’avis de Washington, parce qu’ils se sentaient directement menacés. En Égypte, Riyad n’a jamais admis le renversement du président Moubarak. Mais les relations n’ont pas été rompues, et l’administration Obama a fini par prendre ses distances avec les Frères. En 2011, Riyad a passé à l’industrie militaire américaine la plus grande commande de son histoire, pour environ 34 milliards de dollars [25,4 milliards d’euros] !

L’ex-président tunisien Ben Ali est toujours l’hôte du roi Abdallah. À quoi joue l’Arabie saoudite au Maghreb ?

D’un point de vue stratégique, la Tunisie n’intéresse pas vraiment l’Arabie saoudite, et il n’y a pas de coût à accueillir Ben Ali, qui avait d’ailleurs des relations privilégiées avec ses dirigeants. En revanche, la diplomatie religieuse, inaugurée dans les années 1960, reste active. Ce soft power diffuse le salafisme dans tout le monde arabe et ailleurs, ce qui permet de compter des soutiens un peu partout, notamment au Maghreb.

Et au Maroc ?

La relation est différente avec le Maroc, qui est une monarchie. L’Arabie et le Qatar, qui contrôlent les grandes chaînes de télévision, ont organisé le black-out médiatique sur les autres monarchies, dont le Maroc, mais aussi la Jordanie et Oman, pendant la période des soulèvements. D’un point de vue religieux, Riyad a pesé sur certains salafistes marocains pour soutenir la monarchie et, inversement, sur le pouvoir chérifien pour s’appuyer sur les plus quiétistes d’entre eux.

Comment se dessine la succession du roi Abdallah, que l’on sait malade ?

La succession est le véritable talon d’Achille du pouvoir saoudien. C’est le cas depuis le XIXe siècle. La dynastie des Saoud a choisi le modèle dit adelphique, où le pouvoir se transmet entre membres de la même génération : frères, cousins plus ou moins éloignés. On attend qu’une génération se tarisse pour passer à la suivante. Ce modèle encourage les factions et leurs luttes. Chaque faction thésaurise le maximum de ressources symboliques et matérielles pour faire pièce aux autres et, ainsi, accéder au pouvoir. Depuis les années 1970, les Soudaïri dominent la scène politique. Cette faction est constituée des sept frères germains, fils du roi Abdelaziz, dont les défunts Fahd, Sultan, Nayef, et l’actuel prince héritier Salman.


Le roi Abdallah (à dr.) en mars 2013. © AFP

N’est-il pas nécessaire de "sauter" une génération ?

La génération actuelle arrive en bout de course et il est urgent de passer à la troisième génération, celle des petits-fils d’Abdelaziz. En 2006, les autres factions se sont alliées au roi Abdallah pour contrer les Soudaïri. En 2005, celui-ci a mis en place un Conseil de l’allégeance, puis a nommé l’un de ses fils – Miteb  – comme ministre d’État, et deux autres de ses fils sont devenus gouverneurs.

Les Soudaïri peuvent-ils être écartés ?

Les Soudaïri contrôlent des pans essentiels du pouvoir, dont les ministères de la Défense et de l’Intérieur, la police, les Mabahith [police secrète], les Moukhabarat, la province orientale, la plupart des médias locaux et panarabes, dont Al-Arabiya, Asharq al-Awsat, Al-Hayat, etc. L’actuel ministre de l’Intérieur, Mohamed Ibn Nayef, fait partie de la troisième génération et cumule plusieurs atouts : très populaire, il a mené la lutte contre le terrorisme et est très apprécié de l’establishment religieux. Son frère Saoud est [depuis janvier 2013] gouverneur de la province orientale. Leur oncle Salman est prince héritier et ministre de la Défense. On raconte que le roi Abdallah aurait dit de lui : "C’est le fils que j’aurais aimé avoir."

La situation économique favorise-t-elle une transition en douceur ?

L’Arabie saoudite est l’un des rares pays arabes à avoir réussi un contre-soulèvement "préventif". Au début 2011, le pouvoir a annoncé un package économique de 129 milliards de dollars (assurance chômage, emplois publics, financement de logements, etc.). En parallèle, le discours religieux sur l’obéissance a été réactivé, l’opposition et la presse ont été muselées. Il n’y a pas de menace sociale à court terme. Mais les défis sont nombreux : la population double tous les vingt ans et la rente diminue. Le chômage des jeunes atteint des proportions inédites. Un dernier chiffre : 22 % seulement des Saoudiens sont propriétaires de leur maison. En un sens, l’Arabie saoudite n’est plus un pays du Golfe, c’est déjà un pays arabe. Comme les autres.

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Propos recueillis par Youssef Aït Akdim

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