Anissa al-Assad, la mère du crime

On la dit dure, sévère et toute-puissante. Mais l’âge – et la guerre – aidant, l’épouse de Hafez al-Assad, Anissa al-Assad, aurait beaucoup perdu de son influence. Portrait d’une ex-première dame très secrète.

La famille Assad, Annissa au centre. © AAR/SIPA

La famille Assad, Annissa au centre. © AAR/SIPA

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 4 octobre 2013 Lecture : 7 minutes.

Port austère, visage fermé, Anissa Makhlouf semble être le reflet féminin de Hafez al-Assad, son militaire et président de mari, sur cette rare photo de famille aux couleurs délavées datant de 1985. Le 23 mars 2012, l’Union européenne a fini par inclure la matrone sur sa liste de personnalités syriennes sanctionnées : "Elle profite du régime et y est associée." Pour le meilleur et souvent pour le pire, Anissa a lié son destin à celui des Assad en 1958, en épousant Hafez, jeune lieutenant de l’armée de l’air qui allait mettre la main sur le pays par un coup d’État en 1970.

À Damas, il se murmure aujourd’hui que la douairière de 79 ans fait bien plus que profiter du régime. "Anissa al-khassissa" ("Anissa la vicieuse"), comme l’ont surnommée les insurgés, en serait l’éminence grise, l’influence occulte ; on la dit toute-puissante. "Les décisions sont prises collégialement dans le premier cercle familial […] mais c’est Anissa qui a le dernier mot", déclarait l’opposant en exil Wael al-Hafez, quelques semaines après le début de la révolte, en mars 2011. "Ne sois pas faible ! Fais ce que ton père aurait fait", aurait tempêté la matriarche à l’adresse de son fils Bachar, poussant celui-ci à engager une répression féroce. Et à plonger le pays dans un bain de sang. "Sa mère est connue pour jouer un rôle éminent", confirme, en décembre 2011, un e-mail de la société privée américaine de renseignement Stratfor révélé par WikiLeaks. Mais pour les fins connaisseurs du système Assad, le pouvoir d’Anissa est beaucoup plus relatif que ne le prétend la rumeur. Auteur d’une biographie de référence sur son mari, le Britannique Patrick Seale précise qu’"elle est très âgée, en mauvaise santé et n’est plus très influente. Bachar n’est plus le novice qu’il était il y a treize ans, quand il a hérité la République de son père. Il a affronté de grandes difficultés et sa puissance s’est renforcée. Il domine aujourd’hui le clan".

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Bigote mais d’une grande force de caractère

Contrairement à sa bru, Asma, l’icône flamboyante du régime qui a fait scandale en commandant pour des centaines de milliers d’euros d’objets de luxe en pleine guerre, la grande discrétion d’Anissa explique en partie les croyances sur sa toute-puissance. "C’est la femme la plus secrète du monde, explique le chercheur syrien Salam Kawakibi. Sa personnalité est peu connue hors du premier cercle." Confirmation de l’ancien diplomate Ignace Leverrier, auteur du blog Un oeil sur la Syrie : "Elle a toujours eu un rôle discret, et il est difficile de savoir quelle est son influence sur son fils."

Cette apparente réserve n’est pas incompatible avec une grande force de caractère. Lorsque, jeune institutrice, elle rencontre Hafez, son cousin éloigné, elle milite activement au Parti social-nationaliste syrien (PSNS), formation rivale du Baas de son futur époux. Les Makhlouf, famille de notables fortunés, ne voient pas d’un bon oeil sa liaison avec Hafez, qui, lui, est issu d’un milieu beaucoup plus humble. Ils tentent de s’y opposer. Mais les deux jeunes gens s’aiment et finissent par aplanir les obstacles à leurs épousailles. Anissa met alors son énergie au service de l’ascension politique de son mari et règne sur le foyer pendant que Hafez s’échine jour et nuit à son bureau. Elle lui prodigue ses conseils, prépare elle-même les repas de sa diète frugale, lui donne cinq enfants. Aux dires de ceux qui l’ont connue, c’est une femme simple et très versée dans la pratique de la foi alaouite, la branche de l’islam chiite à laquelle appartiennent les Assad et les Makhlouf. Elle consulte fréquemment les autorités religieuses et favorise leurs revendications au point d’être parfois raillée comme la bigote du clan.

Au début du règne de Hafez, la première dame de Syrie avait fait quelques apparitions officielles, mais celles-ci ont cessé après la guerre menée par le raïs contre une violente insurrection islamiste au début des années 1980. "Hafez ne mettait pas sa femme en avant, comme a pu le faire Bachar avec la sienne", note Leverrier. En 1994, la grande tragédie familiale des Assad la plonge dans la dépression : le bouillant Bassel, fils aîné du couple et héritier programmé du trône de son père, se tue un matin au volant de son bolide. Ce militaire avait été forgé pour le pouvoir, mais le destin propulse ce matin-là sur le devant de la scène son frère Bachar, alors jeune étudiant en ophtalmologie sur les bords de la Tamise.

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Le pouvoir d’Anissa atteint sans doute son apogée après "l’élection" de Bachar à la place de son père, décédé en 2000. De même que ses parents avaient tenté de s’opposer à son mariage, elle est très réticente à l’union qu’envisage alors Bachar avec la trop belle, trop occidentale et trop sunnite Asma al-Akhras. Les noces doivent se dérouler dans la discrétion et Anissa refuse jusqu’en 2007 de céder à sa belle-fille son titre officiel de première dame de Syrie. "Il y a eu une vraie rivalité entre Anissa, soutenue par sa fille, Bouchra, et Asma pour influencer Bachar", commente Leverrier. Une anecdote, réelle ou inventée, illustre l’emprise qu’elle tente de conserver sur son président de fils. En 2005, quand celui-ci décide d’évacuer le Liban sous la pression de la rue beyrouthine et de la communauté internationale, elle lui aurait lancé, avec son autre fils, le brutal Maher : "Tu quittes le Liban quand on te dit de quitter le Liban, est-ce que tu partiras de Syrie quand on te dira de partir de Syrie ?" Ou encore : "Tu as contredit la parole de ton père selon laquelle le Liban et la Syrie appartiennent à notre maison, jusqu’aux enfants de nos enfants." Leçon entendue par l’élève, qui n’a jamais vraiment quitté le pays du Cèdre, infesté par ses services de renseignements et sous l’emprise du Hezbollah, son allié politico-militaire. Six ans plus tard, le "Bachar doit partir" proféré par les chancelleries a dû sonner familièrement à l’oreille de celui-ci et l’a conduit à s’agripper au pouvoir. Et si certains ont rapporté qu’Anissa avait sermonné Bachar au début de la contestation, Leverrier observe que, selon d’autres versions, c’est Bachar lui-même qui aurait déclaré : "En 1982, mon père a fait 30 000 morts à Hama, il a eu trente ans de paix."

>> Lire aussi : Syrie : Bachar Al-Assad, le tyran qui s’ignorait

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Anissa al assad : malade ? Mourante ?

Où se trouve aujourd’hui la matriarche, alors que le fracas des bombes fait trembler Damas ? À en croire les médias officiels syriens, elle était toujours en Syrie, à Tartous, en septembre 2012, pour assister aux funérailles de son gendre, Assef Chawqat, le mari de sa fille, Bouchra, tué dans un attentat. Mais en janvier 2013, le bruit d’un exil aux Émirats arabes unis se propage dans les médias. Elle y aurait rejoint sa fille, qui a fui après avoir acquis la conviction que c’était Maher, son frère, qui avait fait assassiner son mari plutôt que l’opposition. Al-Arabiya, la chaîne saoudienne très hostile aux Assad, va jusqu’à parler de sa "défection". Mais l’opposant Haytham Manna n’y croit pas et la pense toujours à Damas : "Tout le monde chez les Assad se souvient que Hafez, confronté à l’insurrection islamiste des années 1970-1980, avait dit à ceux qui souhaitaient partir qu’ils le pouvaient. Un bon millier de Syriens l’ont écouté. Par la suite, le raïs a brisé leurs carrières. Chez les Assad, tout le monde doit rester sur le bateau : on gagne ensemble, ou on meurt ensemble."

La vieille dame est malade, et la rumeur de sa mort enfle depuis février 2013. Une rumeur parmi mille autres dans la guerre de propagande qui se déroule en Syrie. En décembre 2011, un agent de Stratfor écrivait dans un e-mail publié par WikiLeaks : "Elle est très inquiète à l’idée que ses garçons puissent connaître le même destin que les Kadhafi et presse Bachar et Maher d’examiner sérieusement une stratégie de sortie avant que la fenêtre d’opportunité ne se referme complètement." Si le rapport est exact, il faut croire, deux ans et des dizaines de milliers de morts plus tard, que madame Mère a en effet beaucoup perdu de son influence.

Une belle famille solidaire et docile

Imitant le jeu de cartes dans lequel les envahisseurs américains avaient répertorié les hauts responsables irakiens, la chaîne saoudienne Al-Arabiya a créé son propre Lion’s Den, "le repaire du lion" ("assad" signifiant "lion" en arabe). Anissa y figure en reine de coeur et le nom Makhlouf s’y affiche sur deux autres lames. Pourtant surnommé le "roi de Syrie", Rami Makhlouf, 44 ans, est l’as de coeur. Sanctionné par l’Union européenne pour avoir "financé le régime, permettant la répression contre les manifestants", il contrôlerait 60 % de l’économie syrienne. Le colonel Hafez Makhlouf, 42 ans, chef d’une unité des renseignements, occupe le 10 de pique pour "implication dans la répression des protestataires". Des carrières révélatrices de l’innervation du clan Assad-Makhlouf dans tous les organes de la société et de l’État. Plusieurs fois alliés aux Assad depuis que la tante de Hafez a épousé un membre de la famille Makhlouf, les voisins de la montagne alaouite ont prospéré dans les affaires d’argent et de pouvoir. Chef de famille, Mohamed, le frère d’Anissa, fut le conseiller financier de Hafez. Un câble américain de 2006 souligne son "rôle particulièrement servile joué auprès d’Assad".

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