Ibrahim Mahama : « La valeur de mon art n’est pas marchande, elle est sociale »
Reconnu à l’international, le plasticien ghanéen présente sa première exposition monographique en France. L’occasion pour lui de réinvestir son travail au niveau local, dans son centre d’art situé à Tamale, sa ville natale.
« Je suis déprimé à l’idée de devoir voyager tout le temps », avoue sans détour Ibrahim Mahama, de passage à Nantes pour présenter son exposition, The Memory of Love, installée au Frac des Pays de la Loire, avant de s’envoler pour Tunis. Pas de répit pour le nouveau visage de l’art contemporain africain, qui s’est fait un nom à l’international en participant à des manifestations de renom (Biennale de Venise 2015 et 2019, Documenta 2017 et Biennale de Sydney 2020).
Ses installations monumentales, basées sur la récupération de matériaux utilitaires comme les sacs en toile de jute enveloppant musées, théâtres et autres ministères, ont fait le tour du monde. Le poulain de la célèbre galerie White Cube de Londres, qui a pour habitude d’investir l’espace urbain, propose une autre lecture de cette fibre textile servant habituellement à transporter le cacao, commerce instauré après l’indépendance du Ghana par les Britanniques, à la sueur des hommes. Ainsi, sur le toit de l’espace nantais, les sacs en jute se retrouvent hissés comme des drapeaux. Un clin d’œil à la matière de prédilection du plasticien de 35 ans, qui la délaisse toutefois peu à peu au profit d’autres matériaux.
Repenser l’écosystème local
Si le natif de Tamale, principale ville du nord du Ghana située à plus de 600 km d’Accra, a le mal du pays, c’est parce qu’il travaille depuis environ huit ans au développement de l’art contemporain local au sein de son « institution », comme il aime la définir. Le Savannah Art Centre for Contemporary Art (SCCA) est l’œuvre de sa vie. Construit sur les terres d’argile d’un ancien silo industriel totalement laissé à l’abandon après l’indépendance, ce centre d’art pédagogique de style brutaliste est en perpétuelle extension. Il abrite des espaces d’exposition, le studio Red Clay, inauguré en 2019, une résidence d’artistes… C’est aussi le lieu de vie d’Ibrahim Mahama.
Le vaste terrain qui entoure le bâtiment accueille une série d’avions – récupérés par ce maître chineur – dont les sièges occuperont bientôt une salle de cinéma. « Ce site, comme tant d’autres projets d’infrastructures tentés par la Grande-Bretagne au Ghana, est le symbole de l’échec d’un système qui devait offrir au pays une émancipation, décortique le bâtisseur, jamais à court d’idées. Maintenant, toute la difficulté consiste à savoir éviter de tomber dans l’écueil néocolonial, en utilisant le passé pour mieux se projeter dans l’avenir. »
Apprendre de la précarité
Malgré sa reconnaissance internationale, pas question pour Ibrahim Mahama, basé entre Accra, Kusame et Tamale, de s’expatrier. « J’ai besoin que l’on vive tous ensemble, dans les mêmes conditions. Impossible pour moi de vivre ailleurs et d’avoir accès à plus de confort et de biens. Nous sommes tous dans la même situation. Je me dois de rester pour apprendre de cette précarité et essayer de faire en sorte que les choses bougent », revendique ce membre d’une fratrie nombreuse ayant grandi dans une famille polygame où la notion de partage était de rigueur.
Mais si Ibrahim Mahama peut compter sur « la communauté », les habitants de Tamale et des villages alentour qui donnent généreusement pour contribuer à l’ouvrage, il ne bénéficie d’aucun soutien institutionnel. Aussi est-il conscient que des « connexions globales » sont nécessaires. « Je lutte dans tout ce que j’entreprends au Ghana depuis que j’ai débuté ce projet, il y a huit ans. Pas un seul représentant d’institution culturelle n’a accepté de s’intéresser à mon travail », déplore le trentenaire qui finance seul son vaste chantier artistique grâce à ses expositions.
Dans l’espace décloisonné du Frac, récemment inauguré dans une ancienne bananeraie située en bord de Loire, vingt immenses portes en bois sont alignées le long du mur. Floquées de tissus wax fabriqués au Ghana, issus de la collection personnelle de cet archiviste compulsif, ces reliques de la période post-indépendance seront aussitôt réinvesties à Tamale pour habiller les murs de briques du SCCA. Tout comme les fenêtres, prélevées sur de vieilles bâtisses post-coloniales, et les fauteuils, également tapissés d’imprimés colorés vintage. Un travail formaliste pour celui qui nous a habitués à des réalisations plus conceptuelles, à grande échelle, sur la migration, la mondialisation ou encore les échanges économiques. « J’ai collecté ces tissus auprès d’une mamie de Tamale, avant de les stocker pendant dix ans dans mon atelier. Je n’étais pas à l’aise avec le wax à l’époque, à cause de l’esthétique qu’il renvoie. Aujourd’hui, je suis prêt », concède-t-il.
Ouvrir le regard
Sur le mur d’en face, un présentoir des années 1950 a été récupéré dans la bibliothèque de l’Université de science et technologie Kwame-Nkrumah, à Kumasi, où Ibrahim Mahama a étudié les beaux-arts. « Au Ghana, c’est une filière poubelle. On envoie les élèves les plus faibles étudier l’art, dénonce-t-il. Mais ils sont intelligents, ils ont du potentiel. C’est juste que les gens ont peur, car l’art est perçu comme une pratique de fous dans ce pays. Or nous avons juste une manière différente de voir les choses, nuance-t-il. Je souhaite me servir de ma pratique comme d’un exemple pour encourager les populations à laisser leurs enfants s’intéresser à cette discipline et ouvrir leur regard sur la société. »
Le peintre de formation, diplômé en 2013, a eu de son côté la chance de recevoir le soutien de sa famille. Enfant, il dessine tout le temps, et son père finit par le pousser à suivre un cursus spécialisé. « Mon père a bien entendu d’autres enfants, et l’un d’entre eux est chirurgien. Grâce à lui, ma carrière d’artiste a pu être beaucoup plus envisageable », ironise cet ancien anxieux, qui n’est pas mécontent d’avoir trouvé une forme de liberté grâce à sa pratique.
Archiver pour les générations futures
Mahama peint moins et produit peu de choses aujourd’hui, laissant ses collaborateurs matérialiser ses idées. Mais pour le Frac, il a spécialement réalisé des collages de pochettes de vinyles pour compléter sa collection de disques de high life – il en possède environ 2 000 au total – , qui habille l’étagère de son ancien établissement. Le visiteur est invité à sélectionner la galette de son choix et à la lire sur une platine prévue à cet effet pour explorer la mémoire musicale ghanéenne. Des archives sonores qui seront ensuite conservées au Savannah Art Centre et mises à la disposition des générations futures.
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C’est résolument vers elles que ce mentor quasi autoproclamé se tourne. Il reçoit régulièrement des bus de 50 écoliers et étudiants des villages avoisinants sur son site, et organise des ateliers ouverts à tous et gratuits. « Lorsque vous allez au Musée national, qui est d’ailleurs en très mauvais état, vous devez payer l’entrée. Comment construire une société égalitaire si on vit encore sur les vestiges d’un système qui détruit nos archives et ne donne pas accès à la culture pour tous ? s’interroge-t-il. Le simple fait de se poser la question vous menace d’être traité de communiste. Or il s’agit surtout d’appréhender les choses pour le bien de la collectivité, de penser collectif, martèle cet adepte de la pensée de Marx – mais pas d’un point de vue économique, prévient-il. Je ne suis pas un business man, je ne fabrique pas des objets pour en tirer du profit. La valeur de mon art n’est pas marchande, elle est sociale. »
Ibrahim Mahama, The Memory of Love, jusqu’au 2 octobre au Frac des Pays de la Loire
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