Dialogue national : les mystères de Tunis

Crises politique et économique, luttes de pouvoir et angoisses sociales… Depuis la révolution de 2011, le pays apprend la démocratie. S’il s’en sort plutôt mieux que ses voisins libyen et égyptien, il doit cependant rompre le statu quo à tout prix. Un article du J.A. n° 2751 (29/09-05/10).

Des manifestants tiennent des prospectus où il est écrit « Partez », à destination du gouvernement. © SALAH HABIBI / AFP

Des manifestants tiennent des prospectus où il est écrit « Partez », à destination du gouvernement. © SALAH HABIBI / AFP

MARWANE-BEN-YAHMED_2024

Publié le 7 octobre 2013 Lecture : 11 minutes.

"Les chemins les plus longs ne sont pas forcément les plus mauvais." L’adage est signé Rached Ghannouchi, le président d’Ennah­dha, rencontré en cette fin septembre dans son bureau du siège du parti islamiste, à Tunis. Ses éternelles lunettes vissées au bout du nez, le "cheikh", qui avait peu goûté notre couverture intitulée "L’homme qui a trahi la révolution", nous a tout de même reçu pour répondre à nos questions. Lui le centre névralgique supposé du pouvoir en Tunisie, mentor des islamistes et de leurs partisans, bête noire de l’opposition et premier rôle de la pièce qui se joue depuis le 14 janvier 2011. Une véritable tragédie grecque que n’aurait pas reniée Euripide, passé maître dans l’art de la dénonciation des faiblesses humaines…

Tenter de comprendre la Tunisie d’aujourd’hui et sa trajectoire, c’est s’échiner à vouloir remplir le tonneau des Danaïdes. Mission impossible ou presque. La vérité du jour n’est jamais celle du lendemain. À chaque crise majeure succède une période de retour à la raison qui nourrit les espérances de tout un peuple. Pour ensuite, de manière systématique, buter sur un nouvel écueil et donner l’impression de repartir de zéro. Ainsi de la situation actuelle, conjugaison a priori apocalyptique de crises : politique, économique, sociale, sécuritaire… L’assassinat de Mohamed Brahmi fin juillet a succédé à celui de son collègue Chokri Belaïd en février. Mêmes causes, mêmes effets : l’opposition, ragaillardie et enfin unie par un objectif commun, accule Ennahdha dans les cordes, réclame la démission du gouvernement, la finalisation de la Constitution (en retard d’un an !) et l’organisation d’élections définitives (présidentielle et législatives). C’est toujours le même scénario : manifestations, mise en cause d’Ennahdha et de la troïka au pouvoir, menaces en tous genres (souvent sans effet), discussions et négociations directes et indirectes, un camp fait un pas en arrière, l’autre avance avant de céder de nouveau du terrain et de voir son adversaire reprendre des positions que l’on pensait définitivement perdues. En attendant, Ennahdha gagne du temps. Situation ubuesque tant le parti a démontré son incapacité à diriger un État, à régler les problèmes économiques ou sécuritaires. Sa zone de confort, c’est l’opposition, pas le pouvoir. Sa principale erreur a été de répondre immédiatement à ses sirènes plutôt que de se préparer pour plus tard.

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Sarabande infernale qui voit se multiplier les discussions de détails, les arguties techniques ou juridiques, les guerres d’ego qui ne pèsent pas toujours autant qu’ils le pensent ou le voudraient. Une foire d’empoigne permanente, vaste agora politique où l’on retrouve toutes les forces – vives ou non – du pays. Les poids lourds ? D’un côté les islamistes et leurs supplétifs, le Congrès pour la République de Moncef Marzouki et Ettakatol de Mustapha Ben Jaafar, qui forment avec eux la troïka qui dirige le pays depuis près de deux ans ; de l’autre Nida Tounes, présidé par Béji Caïd Essebsi, allié à la gauche. Et dans le rôle d’arbitres, pas toujours neutres, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), l’Utica (patronat), la Ligue tunisienne des droits de l’homme et l’ordre des avocats. Pour ajouter à la confusion, Ghannouchi, contrairement à ce que certains pensent, ne contrôle pas son parti, loin de là. Il est même de plus en plus contesté depuis qu’il a entamé des discussions mi-août à Paris avec Caïd Essebsi.

Quoi qu’il fasse, Ghannouchi est contraint de composer, de négocier ou de nouer des alliances en interne.

Les faucons d’Ennahdha, Sadok Chourou, Habib Ellouze, Sahbi Atig ou Abdellatif Mekki, ne manquent d’ailleurs pas une occasion de rappeler que le pouvoir réel est entre les mains du Majlis el-Choura, l’instance décisionnelle du parti, et non entre celles de leur leader, qu’ils enverraient bien à la retraite. Les oppositions idéologiques ou stratégiques sont multiples : parti politique ou religieux ? Lâcher le pouvoir pour se consacrer aux prochaines élections ou ne rien céder ? Diriger seuls la Tunisie ou partager les responsabilités ? Quoi qu’il fasse, Ghannouchi est donc contraint de composer, de négocier ou de nouer des alliances en interne. Ainsi, après s’être gravement fâché avec Hamadi Jebali lors de la démission de ce dernier du poste de Premier ministre tente-t-il aujourd’hui de renouer avec lui, comme avec Habib Mokni, pour contrecarrer les durs du parti, réputés intransigeants avec l’opposition.

Béji Caïd Essebsi rencontre peu ou prou les mêmes difficultés au sein de sa propre formation (où chacun sait bien que le chef aura bientôt 87 ans et où les ambitieux doivent préparer l’avenir dès maintenant et se montrer), mais surtout avec le Front de salut national, coalition pour le moins hétéroclite qui regroupe l’ensemble de l’opposition. Ce qu’il négocie avec Ghannouchi, il doit le vendre à ses troupes et à ses partenaires, qui n’ont guère goûté, eux non plus, sa rencontre parisienne avec le cheikh. Bref, le dialogue à la tunisienne ressemble à une vaste chakchouka (plat maghrébin aux multiples ingrédients qui diffèrent d’une région à une autre).

Qui pèse quoi ?

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Qu’elles sont loin les élections du 23 octobre 2011 ! Depuis, le paysage politique a considérablement évolué, de même que les rapports de forces en son sein. L’offre, si l’on peut dire, s’est rationalisée. La constellation de partis – plus d’une centaine – nés après la révolution devient plus lisible. Les plus faibles ont, comme prévu, disparu ou ont été absorbés par ceux qui reposaient sur des bases plus solides. Sans parler des "transhumants", phénomène classique au Maghreb, qui passent d’une formation à une autre, par déception ou en fonction de leurs intérêts. Il en résulte la consolidation de trois blocs principaux : les islamistes, les destouriens et la gauche. Les différentes enquêtes d’opinion qui font florès depuis le début de la transition, et dont la dernière a été réalisée début septembre par l’institut 3C Études, permettent d’y voir un peu plus clair en termes de poids électoral. Dans l’optique des législatives, c’est Nida Tounes (destouriens) qui occupe la première place, avec près de 34 % de la moitié des intentions de vote – suivi évidemment d’Ennahdha (30,6 %), dont la base électorale demeure d’une fidélité absolue. Loin derrière, le Front populaire (gauche, près de 10 %). Après, on tombe sous la barre des 5 %… Des résultats somme toute relativement logiques – Nida Tounes, créé tardivement, a le vent en poupe, Ennahdha est contestée mais conserve un important noyau dur de fidèles – qu’il convient cependant de relativiser : 43 % des électeurs potentiels sondés demeurent indécis !

Du côté des personnalités et, donc, des intentions de vote à la présidentielle, c’est Béji Caïd Essebsi qui occupe la première place, avec environ 15 % des voix, suivi de… Kaïs Saïed (près de 5 %), ce professeur de droit constitutionnel qui n’appartient à aucun parti mais qui occupe le devant de la scène médiatique et dont les interventions télévisées plaisent visiblement à l’opinion publique. Puis le chapelet des supposés ténors : Hamadi Jebali (3,9 %), Moncef Marzouki (3,5 %), Ali Larayedh et Hamma Hammami (2,6 %). Pas brillant… C’est surtout le signe que les Tunisiens n’accordent qu’une confiance très relative à leurs dirigeants politiques, qui peinent, décidément, à s’adapter aux mutations d’une société qui a bien changé. Davantage, en tout cas, que ceux qui rêvent d’être un jour élus.

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Ghannouchi et Essebsi, les deux ténors

Les protagonistes de la crise qui secoue la Tunisie ont décidé de se rapprocher pour entamer des discussions directes. Rached Ghannouchi et Béji Caïd Essebsi, qui ne s’appréciaient guère, ont bien conscience du fait que leurs formations respectives écrasent toutes les autres. Et s’ils ne l’avaient pas compris tout seuls, certains se sont mis en tête de les asseoir autour d’une table. Ainsi du très médiatique Slim Riahi, président de l’Union patriotique libre et riche homme d’affaires qui a fait l’essentiel de sa fortune en Libye à l’époque où Kadhafi y régnait, mais aussi de Nabil Karoui, patron de la chaîne de télé privée Nessma et proche de Caïd Essebsi. Après plusieurs tentatives, c’est finalement la cinquième qui a marché. "Ghannouchi a demandé à me voir début août, nous explique l’ancien Premier ministre de transition. Je lui ai alors répondu que j’avais des engagements en France et que nous nous verrions à mon retour. Il m’a répondu que c’était urgent et qu’il viendrait donc me rencontrer à Paris. Nous nous sommes vus le 15 août au Bristol pendant près de trois heures." Pour quels résultats ? "C’était une discussion utile. Aucun de nous n’a fait de concessions, certes, mais nous avons abordé tous les problèmes du pays, sommes convenus de tout mettre en oeuvre pour sortir de cette crise et de le faire ensemble. Car Ennahdha doit participer à cette réflexion. Ce parti n’est pas ma tasse de thé, tout le monde le sait, mais il est au pouvoir. On ne peut pas faire comme s’il n’existait pas." Depuis l’entretien parisien, les deux hommes ont été reçus – séparément, ainsi que l’a exigé Béji Caïd Essebsi – par Abdelaziz Bouteflika. Le message du chef de l’État algérien, qui les connaît de longue date, surtout Essebsi depuis l’époque de la lutte pour l’indépendance, est simple : entendez-vous pour sortir de cette impasse et nous vous aiderons, y compris financièrement. En filigrane, la situation sécuritaire et les difficultés que rencontre l’État tunisien, sans véritables moyens et affaibli, pour assumer sa mission de lutte contre le terrorisme et de contrôle de sa frontière avec l’Algérie. Pour rappel, onze Tunisiens faisaient partie du commando responsable de la sanglante prise d’otages d’In Amenas, en janvier dernier… Depuis, les négociations se poursuivent, le plus souvent de manière indirecte. Notamment à travers le discret Mohamed Sahbi Basly, ex-ambassadeur en Inde, en Espagne ou en Chine et président du parti Al-Mustakbal (destourien), qui jouit de la confiance des deux leaders et d’une certaine crédibilité aux yeux, entre autres, de l’UGTT.

Nouveau gouvernement – d’"union nationale" pour Ghannouchi, "indépendant" pour Essebsi -, finalisation de la Constitution avant fin octobre, rôle de l’Assemblée nationale constituante, élections : les points de discussion – toujours les mêmes depuis l’assassinat de Chokri Belaïd en février ! – ne manquent pas entre les deux leaders. Qui semblent s’être entendus sur une répartition future du pouvoir : à Essebsi la présidence de la République, Ennahdha se concentrant sur les législatives et ne présentant donc pas de candidat contre lui. Tous deux sont également d’accord sur le cas Moncef Marzouki, dont ils aimeraient bien se débarrasser, surtout Essebsi, qui multiplie les piques à son endroit : "Moi, si j’étais à la place du chef de l’État, je partirais de moi-même, je n’attendrais pas qu’on me montre la porte de sortie", juge-t-il. Il a d’ailleurs un temps été envisagé de faire déposer une motion de censure contre lui, qui aurait eu toutes les chances d’aboutir à l’Assemblée.

"It’s the economy, stupid !" * 

Pendant que les politiques s’agitent stérilement, l’économie du pays n’en finit plus de plonger. Une situation inquiétante, qui devrait inciter les protagonistes de la crise à s’entendre, et vite. "Le déficit budgétaire est de 5 milliards de dinars [2,2 milliards d’euros] aujourd’hui et l’année n’est pas terminée, explique un chef d’entreprise à la tête d’un grand groupe familial. On s’attend à ce qu’il atteigne 8 milliards de dinars en 2014, peut-être même plus. L’inflation, elle, est officiellement de 6 % [selon le Fonds monétaire international], mais on est certainement plus proche des 10 %. Nous nous dirigeons tout droit vers une catastrophe à la grecque : compte tenu de la situation, ceux qui devront venir au secours du pays pour l’aider à éviter la faillite, comme la Banque mondiale ou le FMI, nous dicteront leur loi et nous mettront sous tutelle. Ils nous imposeront des coupes drastiques dans tous les budgets, la privatisation d’un grand nombre d’entreprises publiques, voire nos dirigeants politiques, comme Mario Monti a été imposé, par exemple, en Italie. Nos politiques ont donc tout intérêt à comprendre que, s’ils ne s’entendent pas rapidement, ils n’auront plus grand-chose à discuter entre eux ni à se partager…" Même son de cloche chez le patron d’une grande banque publique : "Nous n’allons pas pouvoir continuer longtemps à ce rythme-là. Nous avons besoin de dirigeants crédibles, capables de convaincre les Tunisiens et d’imposer des mesures économiques indispensables même si elles ne sont pas populaires. Sans sacrifices, nous ne nous en sortirons pas. Or plus nous attendons, plus ces derniers seront lourds." Avant de préciser, plus optimiste, qu’il est encore temps de réagir : "La Tunisie est un petit pays dont l’économie peut repartir très vite si l’horizon politique se dégage et si syndicats et patronat conviennent d’une trêve le temps de relancer la machine." Pragmatiques, les patrons tunisiens ne croient pas au scénario catastrophe, c’est-à-dire le maintien indéfini du statu quo. La situation économique, conjuguée aux pressions extérieures (Union européenne, institutions de Bretton Woods, agences de notation, Algérie, etc.) devrait finir par avoir raison de l’entêtement des politiques. En attendant, les caisses sont vides et une loi de finances complémentaire semble impérative. Mais le gouvernement peine à lever des fonds, compte tenu des taux appliqués à une Tunisie qui ne parvient pas à rassurer. Voilà qui promet sur le front social…

>> Lire aussi : Tunisie : la Banque centrale impute les maux économiques aux politiques

Depuis le début des révoltes arabes, la Tunisie fait figure de laboratoire. Elle donne aujourd’hui l’impression d’être empêtrée dans un inextricable entrelacs de difficultés, pour la plupart inhérentes à son apprentissage démocratique et à la bataille pour le pouvoir qui fait rage depuis les élections du 23 octobre 2011. Comparée à l’Égypte ou à la Libye, elle fait pourtant figure de bon élève. À vrai dire, même au plus fort des multiples crises qu’elle affronte, elle a toujours su raison garder, et le dialogue entre les principales forces n’a jamais été rompu. Rached Ghannouchi n’a d’ailleurs peut-être pas tort. Le chemin emprunté depuis la chute de Zine el-Abidine Ben Ali est long, très long, car les Tunisiens ont fait un choix difficile : tout reprendre de zéro, commencer par du provisoire qui dure, revoir de fond en comble une Constitution qui n’avait besoin que d’un lifting, poser tous les problèmes sur la table, en ajouter de nouveaux liés à la déliquescence d’un État qui n’ose plus jouer son rôle, etc. Un choix qui n’est pas forcément le plus mauvais. Car au moins se seront-ils posé toutes les bonnes questions dès le départ. Une transition bâclée et une démocratie construite sur des fondations instables ne sont évidemment pas une meilleure solution. Last but not least, la matière grise des Tunisiens n’a jamais été autant mise à contribution. Pour ceux qui se souviennent de la fin des années Ben Ali, c’est peut-être cela la véritable révolution…

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* Phrase célèbre de James Carville, conseiller de Bill Clinton, adoptée par le candidat démocrate lors de sa campagne victorieuse de 1992, face à Bush père qui, lui, s’enorgueillissait de ses succès en politique internationale.

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