Ghaleb Bencheikh : « Il faut en finir avec l’islam consulaire en France »
L’ACTU VUE PAR. Chaque samedi, Jeune Afrique invite une personnalité à décrypter les sujets d’actualité. Cette semaine, l’islamologue et président de la Fondation de l’islam de France Ghaleb Bencheikh livre son analyse sur le rapport parfois conflictuel entre le modèle universaliste français et la religion musulmane.
Mercredi 30 juin s’achevait en France le long et douloureux procès des auteurs des attentats du 13 novembre. Deux semaines auparavant, les élections législatives françaises permettaient à 89 députés du Rassemblement national de faire leur entrée à l’Assemblée nationale, un chiffre d’une ampleur inédite dans l’histoire parlementaire de l’hexagone. Dans le prolongement de la campagne présidentielle, l’immigration et les thématiques qui l’entourent ont à nouveau été au centre des débats médiatiques.
C’est dans ce contexte de forte défiance vis-à-vis de l’islam et des populations de confession musulmane que l’islamologue franco-algérien Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l’islam de France, a accordé un entretien à Jeune Afrique. Laïcité, qualité du débat, influences étrangères… Avec rigueur et précision, l’islamologue n’élude aucun thème et répond à chacune des questions.
Jeune Afrique : Le procès des auteurs des attentats du 13 novembre vient de s’achever. Que retenez-vous de cette séquence ? La France est-elle sortie par le haut de cette crise ?
Ghaleb Bencheikh : Il est clair que la nation française a connu une décennie traumatique, qui a débuté avec les assassinats du criminel Merah. Une grande partie de la société montre depuis lors une grande crispation vis à vis du fait islamique. Il est vrai aussi que la violence terroriste jihadiste a été en grande partie la source d’une droitisation extrême. Mais la France s’est montrée résiliente.
Nous sommes pris dans des temps de radicalités religieuse et politique, et la spécificité du cas français s’explique par des raisons intrinsèques dans sa relation avec le fait islamique.
À titre d’exemple, et même si je sais que les Français sont fatigués d’être comparés au sempiternel voisin allemand, l’Allemagne a tenu en septembre 2021 des élections générales, à la suite desquelles Olaf Scholz a été élu. Au cours de la campagne et des débats, l’islam n’a pas été cité une seule fois, et ce en dépit de « l’absorption » d’un million de réfugiés de confession islamique dans leur grande majorité.
La majorité de la société française, traversée par de forts courants de sécularisation, n’a pas de référent religieux. Elle pensait avoir réglé la dimension « irrationnelle » de la religion en tranchant le cordon qui la liait à l’Église le siècle dernier. Et voilà qu’un fait religieux nouveau fait irruption avec, comme corollaires, des attitudes ostentatoires qui intègrent dans certains cas des accoutrements improbables, des discours insupportables et des comportements inacceptables.
Quant à savoir si la France s’en est sortie par le haut, je répondrais par l’affirmative. Lorsque le droit est dit, la justice rendue, et que le prétoire est parvenu à absorber les différentes émotions, c’est que nous sommes dans la civilisation. Gageons que cette affaire est derrière nous, et qu’après cette correction démocratique, nous allons entrer, je l’espère, dans une ère d’apaisement et de normalisation, voire de banalisation du sujet « islam ».
Un institut français d’islamologie a été lancé en 2022. Quelle est sa raison d’être ? Où en est ce projet ?
Cette idée vient pallier les carences en matière d’islamologie en France. Je ne suis pas de nature envieuse, mais je confesse que je suis quand même un peu jaloux de l’université allemande sur ces sujets. Nous n’avons pas, en France, la tradition d’un orientalisme savant islamisant comme on la retrouve outre-Rhin. Le programme national fédéral allemand possède un corpus coranicum [un projet de recherche de l’Académie des sciences humaines de Berlin-Brandebourg visant à développer une meilleure compréhension du Coran en Occident, ndlr], financé par les deniers publics allemands. Ce projet, qui n’a pas d’équivalent en France, laisse la place à des islamologues de renom, musulmans et non musulmans, afin d’étudier le fait coranique.
L’étude du fait islamique ne peut être réduite aux affaires de burkini ou de certificat de virginité
Espérons que cet Institut français d’islamologie pourra combler ce manque, car l’islamologie doit être une discipline de prestige. Il est intellectuellement inconcevable de ramener une civilisation qui a connu trois grands empires concomitants à des considérations archaïques. Nous ne pouvons pas accepter qu’en France l’étude du fait islamique soit réduite aux affaires de burkini ou de certificat de virginité.
Il y a lieu que le sujet islam investisse ou réinvestisse le champ du débat intellectuel et des idées, avec connaissance et intelligence.
La campagne présidentielle, très marquée par la question de l’islam, s’est achevée sur un gros score du Rassemblement national. Fait-il encore bon être musulman en France ?
C’est avec calme, sérénité, et dignité qu’il faut vivre et exercer pleinement sa citoyenneté, même lorsque les temps sont extrêmement difficiles, et ils le sont. Il appartient aux citoyens musulmans d’investir le champ politique, sans référent confessionnel, bien entendu –laïcité oblige –, afin que les choses s’apaisent. Bien que cela m’ait valu quelques inimitiés, je le répèterai tout de même : au lieu de construire une énième mosquée, on devrait plutôt se concentrer sur les instituts, les écoles, les centres de formation et les bibliothèques.
Il faut aussi des grands groupes de presse qui défendent l’honneur et la dignité des citoyens musulmans. Il est crucial de répondre aux « identitaristes » qui soutiennent que l’élément islamique a fracassé l’unité nationale en rappelant calmement qu’une identité est sédimentée, multiple, dynamique, vivante, et que l’élément islamique, pas plus qu’un autre, n’est un facteur dominant.
Le projet d’un « islam de France », dont on discute depuis fort longtemps, vous paraît-il pertinent et réaliste dans un contexte de globalisation ?
Selon le hadith de Gabriel, l’islam qui universalise tous les musulmans est connu de tous, et se fonde sur le triptyque foi, culte et bienfaisance. En revanche, il est parfaitement logique que, selon que l’on se trouve à Zanzibar, à Casablanca, à Kaboul ou au Canada, on ne vive pas son islamité, sa foi et son articulation dans l’histoire de la même façon. Dans cette configuration, il est justifié de parler d’islam de France, comme on parlerait d’un islam d’Australie ou du Canada, en commençant par rappeler le fait que les citoyens français de confession musulmane obéissent d’abord à la Constitution française, qui consacre la laïcité de l’État, ce qui n’est pas le cas ailleurs. Selon cette idée, la notion d’islam de France, bien qu’elle constitue une forme d’abus de langage, peut s’employer.
Les influences marocaine et algérienne, via le Conseil français du culte musulman et la Grande mosquée de Paris sur l’islam en France, vous paraissent-elles positives du point de vue de la lutte contre le radicalisme ou sont-elles délétères ?
Je les trouve navrantes et affligeantes. Il faut en finir avec l’islam dit « consulaire ». Nous n’avons pas besoin de ramener des imams, dont certains sont déjà aux prises avec leurs sociétés d’origine, qui pensent en arrivant ici que la société française est dépravée et dévergondée. Il faut également cesser d’importer les rivalités de régimes sur le sol français, via des inféodations, et arrêter de considérer certains lieux de culte français comme des nids de barbouzeries. Appelons de tous nos vœux pour que la fin de cet islam consulaire puisse être une réalité.
Quelle est votre position sur la loi contre le séparatisme en France ? Vise-t-elle selon vous, et comme elle est régulièrement accusée de le faire, essentiellement les musulmans ?
Dans la loi elle-même et dans son intitulé « loi confortant les principes républicains », les mots « islam » ou « musulman » n’existent pas. Cela a d’ailleurs été reproché à l’exécutif par les identitaristes, qui ont jugé que le législateur avait été frileux. Mais ne soyons pas dupes, sans pour autant verser dans la paranoïa : cette loi concerne les musulmans au premier chef. Le gouvernement a été soumis à des injonctions concrètes de la part de certains citoyens, et il a sans doute souscrit à l’idée que de larges pans de quartiers français se sont détachés de la République. Il a donc souhaité apparaître ferme.
Nous devons aborder ces sujets avec distanciation et objectivité
Selon moi, il suffisait d’appliquer avec rigueur la loi de 1905. La loi doit rester impersonnelle et générale. Or, à chaque problème qui surgit, on fait recours à la loi. Cela illustre en réalité notre incapacité à faire les bons diagnostics et à appliquer les médications adéquates. Nous devons aborder ces sujets avec froideur d’esprit, distanciation et objectivité, et non pas sous le prisme de l’émotion et de l’affect.
Y a-t-il un malentendu entre les musulmans de France et la conception actuelle de la laïcité, comme certains le prétendent ?
Ce sujet mériterait un ou plusieurs colloques dédiés. Le malentendu se situe autour de la question de la laïcité et s’aggrave autour de l’incompatibilité irréductible qui est faite de l’islam et de la laïcité. Malheureusement, le vocable laïcité ne renvoie pas à un concept autosuffisant. Il ne suffit pas d’utiliser le mot « laïcité » pour que l’on comprenne de quoi l’on parle. C’est d’ailleurs pour ça que de plus en plus de personnes l’affublent d’une épithète et utilisent des formules comme « laïcité inclusive », « ouverte », « positive », etc. Or, si ces adjectifs existent, cela signifie également qu’ils possèdent leurs antonymes : exclusive, fermée, négative. Les grammairiens nous ont avertis : méfiez vous de l’adjectif qui affaiblit le substantif.
Comment jugez-vous l’état du débat médiatique en France sur ces questions ?
Je distingue la presse dite d’information de celle de « formatage » de l’opinion. La première fait ce qu’elle peut, avec des connaissances sur le fait islamique parfois réduites, mais avec professionnalisme et déontologie. En revanche, la seconde l’aborde par un débat qui n’est ni équilibré, ni objectif, ni intelligent. Par ailleurs, je constate que deux individus condamnés par la justice pour provocation à la haine raciale, (Dieudonné et Alain Soral), sont interdits d’antenne – ce qui est une bonne chose –, pendant qu’un autre (Éric Zemmour), condamné pour les mêmes motifs, dispose d’une émission taillée sur mesure et s’est présenté à la magistrature suprême. Cela traduit une atmosphère qui n’est pas propice aux débats et aux discussions apaisés sur ces questions.
Nous devons concourir individuellement et collectivement à redonner au débat public son calme et son éthique, afin que la connaissance et le discernement l’emportent sur les poncifs et raccourcis hâtifs.
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