Kenya – Westgate : lendemains d’apocalypse
Passé le choc de l’attaque des Shebab dans un grand centre commercial de Nairobi, plusieurs protagonistes clés de cette tragédie se retrouvent sous les projecteurs : le président kényan, le « cerveau » somalien de l’opération et les membres de ce commando international.
Publié le 3 octobre 2013 Lecture : 6 minutes.
On pourrait égrener un à un les noms des morts (près de 70) et celui, au moins aussi élevé, des disparus. On pourrait rendre hommage à ce policier en civil qui, au péril de sa vie, sauva cette mère et ses enfants tétanisés de peur. À cette animatrice vedette de la télévision, enceinte de six mois, tombée sous les balles. À ce père qui n’osait appeler son fils, prisonnier à l’intérieur du bâtiment, de crainte que la sonnerie du téléphone ne signale sa présence aux preneurs d’otages.
L’armée kenyane surveille les sorties du Westgate, le 23 septembre. © SIMON MAINA / AFP
On pourrait se souvenir aussi que ce n’est pas la première fois que les Shebab sèment la mort hors des frontières somaliennes. Qu’en 2010, ils ont tué 76 personnes en Ouganda. Que ce n’est pas la première fois non plus que le Kenya est la cible d’Al-Qaïda (dont se revendiquent les Shebab) et qu’en 1998, déjà, le sang a coulé à Nairobi et Dar es-Salaam (Tanzanie).
>> Lire aussi : Kenya : otages, terroristes, Twitter… les zones d’ombre de l’attaque de Nairobi
Mais rien ne peut décrire l’horreur qui s’est abattue le 21 septembre sur le centre commercial de Westgate. Surtout, il est d’autres personnes que cette folie a placées sous les feux des projecteurs. Des protagonistes qui, chacun à leur manière, ont joué un rôle décisif dans ce drame et que le monde ne regardera plus jamais de la même façon : le président du Kenya, qui en retire un bénéfice politique direct (bien qu’involontaire) ; le chef des Shebab, dont les propres compagnons d’armes redoutent le fanatisme ; enfin, ces étrangers, Américains ou Britanniques, parmi lesquels, peut-être, la célèbre Veuve blanche, que la haine a poussés à commettre le pire. Portraits.
Uhuru Kenyatta, renforcé par l’épreuve
C’est les yeux rougis et le ton grave que le président Uhuru Kenyatta (qui a perdu son neveu et la fiancée de celui-ci dans l’attaque) s’est adressé à son pays, le 24 septembre. "Nous avons vaincu et humilié nos assaillants, a-t-il assuré. Le Kenya a défié le mal et triomphé." Des accents victorieux qui ne suffiront pas à faire croire à un succès. Le camouflet infligé par les Shebab aux forces et aux services de renseignements kényans est indéniable. Ils n’avaient pas prévu l’attaque, et le bain de sang a duré quatre jours. Plusieurs parlementaires ne se sont d’ailleurs pas privés de dénoncer les failles du système de sécurité, ainsi que l’ampleur de la corruption qui gangrène la police et les services chargés du contrôle aux frontières.
Mais si un homme sort renforcé de ce drame, tant sur le plan national qu’international, c’est bien Kenyatta. "Cette tragédie a renforcé notre détermination à vivre dans une République forte, tolérante, stable, démocratique, prospère, où des hommes d’origines, de cultures et de fois différentes recherchent le bonheur ensemble", a-t-il déclaré.
Le président aurait-il changé du tout au tout ? À partir du 12 novembre, il doit répondre devant la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye de cinq chefs de crimes contre l’humanité. L’accusation lui reproche d’avoir jeté de l’huile sur le feu pendant la crise postélectorale de la fin 2007, en s’appuyant sur la secte kikuyue des Mungikis pour répliquer aux attaques des Kalenjins – dont l’un des chefs n’est autre que William Ruto, l’actuel vice-président, qui, lui, comparaît à La Haye depuis le 10 septembre.
Mais en se posant en père de la nation et en champion de la lutte contre le terrorisme en Afrique de l’Est, Kenyatta gagne en respectabilité aux yeux des Occidentaux, qui tiennent à leur glacis défensif face au chaos somalien. Que pèse la CPI face à des États-Unis qui n’ont jamais ratifié le statut de Rome ? Ou face à des États africains qui, dans leur majorité, dénoncent sa partialité ? Fatou Bensouda, sa procureure, a eu beau jeu de se dire prête à travailler avec Nairobi pour "traduire en justice" les responsables du massacre de Westgate, le Kenya semble décidé à se retirer du statut de Rome, et la Cour aura bien du mal à juger un présumé bourreau devenu victime… et garant de l’unité nationale.
Ahmed Abdi Godane, le terroriste qui terrorise les terroristes
Des documents déclassifiés par l’armée américaine l’attestent : même Oussama Ben Laden lui avait conseillé de faire preuve de plus de modération ! Ahmed Abdi Godane, chef des Shebab et "cerveau" de l’attaque du 21 septembre, est considéré comme un fanatique jusque dans les rangs jihadistes. Cet homme de 36 ans plutôt chétif quitte rarement ses refuges, dans le sud et le centre de la Somalie, derniers territoires encore contrôlés par sa milice. Mokhtar Abou Zubaïr (son nom de guerre) y a pourtant peu d’attaches. "Il vient du clan Isaaq et du Somaliland, dans l’extrême nord du pays, explique Gérard Prunier, spécialiste de l’Afrique de l’Est. Dans le Sud, où il est arrivé vers 2003 pour rejoindre l’Union des tribunaux islamiques, il est considéré comme un étranger." Lorsque cette organisation éclate, en 2007, Godane choisit sa faction la plus dure, les Shebab. Décrit comme le "plus intelligent" d’entre eux, il succède un an plus tard à Adan Hashi Ayro, abattu par un missile américain.
Mais dans ce mouvement décentralisé, où les clans gardent de l’importance, ses méthodes ne plaisent pas à tous. Sa stratégie est contestée depuis l’attentat-suicide du 3 décembre 2009 à Mogadiscio (24 morts), qui a suscité une forte hostilité populaire. Certaines de ses ouailles lui reprochent sa proximité avec les combattants étrangers au détriment de la lutte contre le gouvernement central.
Car, attiré par le prestige du jihad mondialisé, Godane a prêté allégeance à Ben Laden en 2008. En juillet 2010, il revendique une série d’attentats qui font 74 morts à Kampala (Ouganda). C’est alors la plus spectaculaire opération des Shebab hors de Somalie. "Ce n’est qu’un début", prévient-il. Il écarte tous ses rivaux ou les supprime, à l’instar du célèbre Abou Mansour Al-Amriki, dont il fut proche, et qui affirmait sur Twitter, en mai dernier, qu’il était "devenu fou". Aujourd’hui à la tête d’une organisation affaiblie, Godane a malgré tout enfin réussi, à Nairobi, à se faire un nom sur la scène mondiale. Washington offre pour sa capture une récompense de 7 millions de dollars.
Samantha Lewthwaite et le syndicat du crime
L’enquête sera longue, mais, pour les autorités kényanes, pas de doute : la quinzaine de terroristes du Westgate Mall sont de nationalités différentes. Alors que tirs et explosions résonnaient encore dans le centre commercial, le général Julius Karangi, le patron de l’armée, a été le premier à évoquer la piste d’un commando international, sans donner plus de détails sur l’identité des assaillants. Quelques heures plus tard, Amina Mohamed, la ministre des Affaires étrangères, se montrait plus loquace. Selon elle, plusieurs Américains "âgés de 18 et 19 ans, d’origine somalienne ou arabe, mais qui vivaient dans le Minnesota et ailleurs aux États-Unis", faisaient partie du groupe. Les villes de Minneapolis et de Saint-Paul ont été citées à de nombreuses reprises dans les médias. Les services américains, qui estiment à une vingtaine le nombre de leurs ressortissants s’entraînant dans les camps somaliens, prennent cette piste très au sérieux. Selon le New York Times, plus de vingt agents du FBI ont été dépêchés à Nairobi pour participer à l’enquête.
Plusieurs rescapés ont indiqué que les assaillants communiquaient en anglais plutôt qu’en somali. Lors de l’attaque, un compte Twitter revendiquant sa proximité avec les Shebab (mais dont l’authenticité est sujette à caution) a publié une liste des jihadistes qui auraient participé à l’attaque. Y figurent des ressortissants américains, canadiens, britanniques, scandinaves, somaliens et kényans, aux noms pour la plupart à consonance somalie.
Malgré le démenti des Shebab, les Kényans suspectent également la Britannique Samantha Lewthwaite, alias la Veuve blanche, d’avoir fait partie du commando. Convertie à l’islam à l’adolescence, cette femme de 29 ans était l’épouse de Germaine Lindsay, l’un des auteurs de l’attentat-suicide du métro de Londres, en juillet 2005. Après le passage à l’acte de son mari, elle aurait fui en Somalie et se serait rapprochée des Shebab. Selon Pretoria, elle a acquis frauduleusement, en 2008, un passeport sud-africain au nom de Natalie Faye Webb, et aurait vécu à Johannesburg avant de s’évanouir dans la nature en février 2011. La même année, la police kényane la recherchait pour son implication présumée dans un attentat et dans la planification d’autres actes terroristes contre des sites touristiques.
La semaine dernière, Interpol a émis un mandat d’arrêt à l’encontre de la Veuve blanche. Sa participation à l’attaque du Westgate Mall demeurait toutefois l’une des principales zones d’ombre de l’enquête.
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