Marine Le Pen fait sauter les digues
Le Front national « dédiabolisé » navigue au centre du débat politique. Portée par le vent favorable des sondages, l’héritière du clan Le Pen se verrait bien mettre le cap sur l’Élysée. Mais gare aux récifs !
"Nous serons au pouvoir dans les dix ans !" Lors de l’université d’été du Front national (FN), les 14 et 15 septembre à Marseille, Marine Le Pen a laissé éclater sa joie : en pleine ascension dans les sondages, son parti sème le trouble à droite comme à gauche. Sa stratégie de "dédiabolisation" du Front et son renoncement aux outrances paternelles sont en train de faire sauter les "digues" élevées par les grands partis pour la marginaliser. Les enquêtes d’opinion donnent des chiffres peu homogènes, mais qui tous mettent en évidence une poussée du FN au-delà de ses clientèles traditionnelles. Le dernier en date (Ipsos/Le Point du 16 septembre) montre une progression de six points de sa présidente (37 % d’opinions favorables) et de onze places dans le palmarès des leaders politiques. Selon l’hebdomadaire Valeurs actuelles, 34 % des personnes interrogées se disent proches des idées du Front.
Les sondages préélectoraux lui attribuent 16 % des suffrages au premier tour des municipales de mars 2014, alors que les candidats frontistes n’en avaient recueilli que 0,93 % au premier tour de 2008. À Marseille, on avance même le chiffre de 25 %. "Nous sommes chez nous !" ont d’ailleurs scandé les participants à l’université d’été du FN, qui, à l’évidence, rêvent de battre le sénateur-maire UMP Jean-Claude Gaudin.
Marine Le Pen a choisi de jouer la carte de la proximité. Les municipales, pour lesquelles 623 têtes de liste ont été désignées, seront certes l’occasion pour le FN de tenter de conquérir quelques villes moyennes comme Hénin-Beaumont, Fréjus ou Forbach. Mais elles sont surtout préparées par les dirigeants du parti dans l’intention de se rapprocher des préoccupations de Français en plein désarroi entre un Parti socialiste (PS) zigzagant et une Union pour un mouvement populaire (UMP) sans leader. Ils tablent sur un bon millier d’élus censés constituer la base d’une future conquête du pouvoir.
Le FN actif sur les réseaux sociaux
Désormais, le FN fait les yeux doux aux fonctionnaires, dont, il y a quelques années, Jean-Marie Le Pen fustigeait la fâcheuse propension au farniente. Il séduit les jeunes en se montrant très actif sur les réseaux sociaux. Il surfe sur l’inquiétude croissante des classes moyennes, mise en évidence par les études de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) : en 2007-2009, 14,2 % des Français redoutaient d’être victimes d’une agression ; contre 16 % en 2010-2013.
La mise en examen du bijoutier niçois, qui, le 11 septembre, a abattu un braqueur, a suscité une énorme vague de sympathie sur Facebook : plus de 1,5 million de messages en quatre jours. La mobilisation a été telle que certains spécialistes ont cru discerner une manipulation du FN. Les frontistes ont démenti, mais Marine Le Pen en a profité pour estimer que le bijoutier avait été "victime du laxisme d’État", qu’elle impute à Manuel Valls, le ministre de l’Intérieur, et à Christiane Taubira, la garde des Sceaux.
La présidente du Front se délecte de ces vents favorables. "Notre plus grand succès en cette année 2013, c’est peut-être d’avoir approfondi notre présence dans tous les débats politiques, dans les débats entre Français, d’être incontournables", s’est-elle félicitée. Le sociologue Alain Mergier le confirme : "Le FN n’est plus à la marge du politique ; il est en passe d’en devenir le centre névralgique." D’où la panique qui s’empare des états-majors des partis "respectables", qui constatent que les "digues" isolant le Front – et dont le président de la République a préconisé le renforcement – sautent les unes après les autres.
Entre la gauche et l’extrême droite, Fillon prend position pour le FN
Le gouvernement redoute de se voir infliger la "fessée électorale historique" promise par Marine Le Pen. Il a donc étudié de près la note que Michèle Delaunay, la ministre des Personnes âgées, a fait parvenir à l’Élysée : aux élections de 2002, le FN avait séduit 4 % des électeurs de plus de 60 ans, 8 % à celles de 2007 et 17 % à celles de 2012.
Mais l’UMP vacille aussi. Surtout depuis que, le 8 septembre, François Fillon, l’ancien Premier ministre, a déclaré que, dans l’hypothèse d’un second tour où s’affronteraient un socialiste et un frontiste, il voterait "pour le moins sectaire". Jusqu’ici son parti oscillait entre un "réflexe républicain" franchement hostile au FN et un "ni-ni" refusant de choisir entre la gauche et l’extrême droite. Désormais, Fillon ne s’interdit plus rien et fait un pas supplémentaire en direction d’une reconnaissance du Front. Non pas du Front, corrige-t-il, mais "de ses électeurs". La confusion dans les rangs de l’UMP est totale. Deux anciens Premiers ministres ont réagi avec indignation. L’un, Jean-Pierre Raffarin, a lancé une "alerte rouge". L’autre, Alain Juppé, a appelé sur son blog à ne "pas varier d’un pouce dans notre refus de tout accord avec le FN". Quant à Jean-François Copé, le président du parti, naguère tenté par un rapprochement avec le FN, il refuse dorénavant de "laisser dériver l’UMP vers l’extrême droite". Seule l’aile droite du parti pavoise sans retenue : elle voit dans le revirement de Fillon une victoire idéologique, et le moyen de satisfaire les 49 % de sympathisants favorables à des accords électoraux avec le FN, selon un sondage Ifop pour le site d’informations Atlantico.
Si Marine Le Pen touche les dividendes de sa politique de respectabilité, elle n’est pas encore aux portes des palais de la République. Comme le reconnaît Steeve Briois, le secrétaire général du FN, "le pari de la dédiabolisation a été gagné ; nous devons aujourd’hui gagner celui de la crédibilité". Car il est vrai, pour ne prendre que cet exemple, que la gestion par le Front des villes de Vitrolles ou de Marignane n’a pas laissé un souvenir impérissable. Et c’est un euphémisme !
Respectable et sulfureuse
Le sociologue Michel Wievorka parle d’un "deuxième Front national" pour qualifier celui de Marine Le Pen. Et il souligne le périlleux exercice d’équilibre auquel celle-ci est contrainte : "Elle doit être à la fois respectable et sulfureuse ; elle veut à la fois critiquer le système et en faire partie." Une contradiction pour l’instant bénéfique, mais qui, un jour, pourrait se retourner contre elle.
Et ce n’est pas parce que l’humoriste Jean Roucas, auteur d’une célèbre émission de télévision dans les années 1980-1990 (Le Bébête Show), l’a rejointe que les "digues" qui ostracisent le FN ont disparu. Le sondage BVA paru dans Le Parisien du 15 septembre continue de faire état d’un fort rejet de l’opinion à l’endroit de Marine Le Pen : 58 % des personnes interrogées la jugent raciste, 62 % démagogue, 65 % ont une mauvaise opinion d’elle, 71 % la trouvent agressive et 74 % ne lui font pas confiance pour gouverner. Un lourd handicap pour quelqu’un qui a l’Élysée dans sa ligne de mire !
À quoi joue Fillon ?
François Fillon s’est longtemps montré très ferme dans son hostilité au Front national. Le 13 octobre 2003, il avertissait : "S’il y a danger de victoire du FN, il faut se retirer." Dix ans plus tard, le 8 septembre 2013, volte-face complète : en cas de duel PS-FN, il conseille de "voter pour le moins sectaire" des deux candidats. Et le 17 septembre, nouveau revirement : "Je ne voterai jamais pour un candidat du Front national !" La tactique de François Fillon se lit en filigrane. Son centrisme fait de lui le mieux placé des candidats UMP à l’Élysée dans les intentions de vote des Français. En revanche, il sait que les militants UMP lui préfèrent Nicolas Sarkozy et même Jean-François Copé, qui ont souvent flirté avec la xénophobie. De là à mettre la barre à droite toute afin de gagner la primaire qui désignera le candidat UMP à la présidentielle, il n’y a qu’un pas, ou plutôt un "risque" que Fillon affirme prendre "en connaissance de cause". Quand il lui faudra solliciter les suffrages des Français, il sera toujours temps de répudier le Front national !
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