Médias tunisiens sous surveillance
Licenciements abusifs, nominations partisanes, arrestations arbitraires… Principal acquis de la révolution, la liberté d’informer n’est pas toujours du goût d’un pouvoir tunisien aux abois.
"Libres jusqu’à quand ?" titrait Reporters sans frontières (RSF) dans son rapport 2012 sur la Tunisie. Quelques mois plus tard, l’acharnement contre les journalistes n’est plus une vue de l’esprit. Pourtant, depuis la révolution, les verrous installés par la dictature avaient tous sauté. L’omnipotent "Monsieur Médias", Abdelwahab Abdallah, n’officie plus depuis Carthage pour museler ou corrompre la presse, et l’Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE) et le ministère de l’Intérieur ne se mêlent plus de censure ni de contrôle. Pourtant, les médias sont toujours la bête noire du pouvoir, lequel s’abrite derrière un système judiciaire qui d’arbitre est passé grand inquisiteur. Le 13 septembre, trois journalistes comparaissaient devant des juges pour des chefs d’accusation allant de trouble à l’ordre public à atteinte à la sûreté de l’État : Zied el-Hani, du quotidien Assahafa, Tahar Ben Hassine, patron de la chaîne Al-Hiwar et figure du parti Nida Tounes, et Zouhair el-Jiss, animateur d’Express FM.
L’affaire qui a valu au premier trois jours de prison est aussi absurde que grave. Au mois d’août, en signe de protestation, un cinéaste jette un oeuf sur le ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk. Le caméraman d’Astrolabe TV, Mourad Mehrezi, qui a filmé la scène, est arrêté et accusé de complicité de tentative d’agression. Interrogé par la brigade criminelle, il affirme avoir seulement exercé son métier et refuse de signer le procès-verbal. Mais le procureur de la République, Tarek Chkioua, ne veut rien entendre et assure au contraire que Mehrezi a avoué. Ancien membre du bureau exécutif du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), Zied el-Hani s’inscrit alors en faux contre le procureur, preuves à l’appui. Ce dernier, piqué au vif, saisit le parquet et poursuit le journaliste pour diffamation de fonctionnaire, en vertu de l’article 128 du code pénal. Ce texte datant de 1913 est pourtant obsolète, le décret-loi 115, entré en application en novembre 2012, étant seul à régir désormais le cadre de travail des professionnels des médias.
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Le seul acquis de la révolution : la liberté d’expression
Malgré un mandat de dépôt non réglementaire, Zied el-Hani est incarcéré. Le gouvernement ne bronche pas, le ministère de la Justice argue de l’indépendance des juges, tandis que les professionnels des médias et l’opinion publique crient au scandale et à l’abus de pouvoir. Libéré après que le SNJT a versé une caution de 2 000 dinars (907 euros), Zied el-Hani n’a pas pour autant été disculpé.
Zouhair el-Jiss devait, lui, répondre des propos de l’un de ses invités, Salam Zahran, qui avait affirmé que le président Moncef Marzouki était rétribué par la chaîne Al-Jazira. Quant à Tahar Ben Hassine, il est poursuivi pour "complot contre la sûreté de l’État" et "incitation à prendre les armes". Le jour de l’assassinat du leader de gauche Chokri Belaïd, il avait appelé à la désobéissance civile et à "l’intervention de l’armée dans le cadre de l’état d’urgence en vigueur". Il encourt la peine capitale.
Ces trois cas ne sont que les derniers d’une longue série entamée avec l’arrivée au pouvoir d’Ennahdha et, dans une moindre mesure, du Congrès pour la République (CPR), chez qui la tentation de contrôler les médias est forte, comme en témoignent les licenciements abusifs, les nominations arbitraires à la direction des institutions nationales et régionales, et les autorisations délivrées à des médias partisans. Une stratégie qui ne s’est pas révélée payante, car le seul acquis certain de la révolution est précisément la liberté d’expression, que les Tunisiens sont décidés à défendre bec et ongles.
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Les journalistes, tentés par le scoop
Mais les dysfonctionnements ne sont pas tous à imputer au pouvoir. "La réhabilitation du journaliste commence dans sa rédaction", explique Larbi Chouikha, professeur en sciences de l’information et de la communication. Si le quatrième pouvoir tente de s’imposer comme tel, il évolue sans balises internes. L’absence de comité de rédaction et d’une ligne éditoriale cohérente ouvre la porte aux dérapages. Les directions s’ingèrent dans les rédactions en fonction d’intérêts politiques ou publicitaires, mettent une telle pression que la course à l’audience pousse les journalistes à la quête du sensationnel, quitte à mettre en scène la rumeur plutôt que l’information. La tentation du scoop crée plus d’un malentendu. La révolution a obligé les médias à se remettre en question, tant en matière de contenu que de formation, mais les changements structurels ne sont pas probants.
La solidarité de la corporation avec les journalistes de Dar Assabah, qui s’étaient élevés contre la nomination, en septembre 2012, de Lotfi Touati à la tête de la direction, a souligné la volonté d’indépendance des rédactions. Laquelle n’a cependant pas conduit à une refonte de l’approche déontologique du métier, pourtant fondamentale. Il n’empêche, la tentative de museler les médias est aujourd’hui une réalité, au point que le SNJT a appelé la profession à observer une grève générale le 17 septembre. Et posé la seule question qui vaille : peut-on, dans un pays démocratique, mettre en détention des journalistes qui ne demandent qu’à exercer leur métier librement ?
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Un cadre légal protecteur
Ratifiés en novembre 2011, les décrets-lois 115 et 116 encadrant les métiers de l’information et régulant le système des médias ne sont entrés en application qu’après une forte mobilisation des journalistes et des syndicats. Le premier proclame la liberté de la presse, protège le journaliste et son travail par des dispositions sur l’accès à l’information, le secret des sources et la qualification de délit aggravé en cas d’agression subie, dépénalise des délits comme l’injure, instaure le principe de diffamation et définit les responsabilités. Le second garantit la liberté de communication audiovisuelle et prévoit la mise en place de la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica), qui attribue les fréquences, veille à la nomination des responsables des médias publics et à la régulation du secteur. Mais elle pourrait n’être que temporaire ; l’article 45 du projet de Constitution prévoit la création d’une instance publique indépendante des médias.
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