Benjamin Stora : « L’influence des nostalgiques de l’Algérie française reste forte »
Évincé de l’exposition sur Albert Camus qui était prévue à Aix-en-Provence, Benjamin Stora, historien, revient sur la polémique et décrypte les survivances idéologiques d’une période qui demeure conflictuelle.
Une grande exposition sur Albert Camus, conçue par l’historien Benjamin Stora et le documentariste Jean-Baptiste Péretié, était prévue pour novembre 2013 à Aix-en-Provence (sud de la France), à l’occasion du centième anniversaire de la naissance du Prix Nobel de littérature. À l’orée de l’été 2012, les deux auteurs, sans doute parce que le premier était considéré par les milieux nostalgiques de la colonisation comme trop proche des Algériens, furent "débarqués" sans explication. Ils évoquent aujourd’hui, dans un petit livre stimulant, Camus brûlant, les circonstances comme l’arrière-plan politique et historique de cette affaire. Pourquoi Camus, que l’on croit consensuel, suscite-t-il tant de réactions passionnelles des deux côtés de la Méditerranée ? Il y a peu, c’est une "caravane Albert Camus" qui devait sillonner l’Algérie pour le cinquantenaire de sa disparition qui a été annulée ! Certains, de fait, trouvent intérêt à interdire que l’on célèbre sereinement l’homme et l’auteur de L’Étranger. Qui ? Benjamin Stora a son idée…
Jeune Afrique : Pourquoi proposer ce livre aujourd’hui, un an après l’annulation de l’exposition Camus telle qu’elle était prévue ?
Benjamin Stora : Tout simplement parce que, dans le flot des ouvrages paraissant à l’occasion du centenaire de sa naissance, il m’a paru nécessaire qu’existe un ouvrage qui parle de Camus aujourd’hui. Qui évoque les disputes, les polémiques, les brûlures idéologiques et politiques autour du personnage, beaucoup moins consensuel qu’on ne le croit en général.
Savez-vous pourquoi cette grande exposition Camus a été annulée ? Qui gênait-elle ?
Je n’ai jamais eu d’explication. Ce que j’ai appris, je l’ai lu dans la presse. À commencer par la provisoire nomination du philosophe Michel Onfray un mois après mon éviction, alors qu’on m’avait fait savoir que l’exposition était annulée. En fait, il y a certainement eu une addition de causes. D’abord, la rivalité entre Marseille et Aix-en-Provence – puisque, à l’origine, c’est Marseille qui m’avait contacté avant qu’Aix ne réclame et obtienne que le projet se réalise dans cette ville, qui abrite les archives Camus. Mais il est clair aussi que, la direction de Marseille-Provence 2013 ayant changé, le nouveau responsable a privilégié une optique plus "lisse" que celle de son prédécesseur. Privilégiant le seul Camus écrivain, il n’a plus voulu prendre le risque qu’on mette l’accent sur son parcours politique et médiatique des deux côtés de la Méditerranée. Notamment sur son engagement anticolonial comme sur ses réticences face au nationalisme algérien. La mairie d’Aix, où l’influence de nostalgiques de l’Algérie française est forte, n’a pu qu’approuver ces réserves, voire les accentuer.
Camus continue de troubler ?
Personne n’est vraiment à l’aise pour analyser toutes les facettes de son parcours. Car même la gauche, en France, a le plus grand mal à assumer, voire à examiner, son passé algérien, en particulier lors des premières années de la guerre. Pour les socialistes, héritiers de la SFIO de Guy Mollet et du très radical gouverneur de l’Algérie que fut Robert Lacoste, cela va de soi. Quant aux communistes, il y a seulement deux ans qu’ils ont reconnu avoir commis une erreur en votant les "pouvoirs spéciaux" qui permirent l’escalade répressive et la guerre totale contre les nationalistes. Du côté de la droite, le parti issu du gaullisme est en crise, avec des frontières manifestement de plus en plus poreuses vis-à-vis de l’extrême droite.
Les nostalgiques de l’Algérie française ont-ils encore une grande influence ?
Il y a effectivement en France une mémoire des partisans de l’Algérie française. Aussi étonnant que cela soit, elle ne s’est pas effacée avec le temps. Le renouvellement des générations et la disparition des témoins n’y font rien. Il en va de même, d’une autre manière, en Algérie comme dans l’émigration algérienne en France. Cette mémoire se transmet en s’exacerbant autour de la question coloniale et de la guerre. Depuis les années 1990, nous avons vécu de façon concomitante l’effondrement du communisme et la percée de l’islamisme. Et bien entendu, la guerre civile en Algérie. La pensée de Camus, qui est celle de la complexité des situations et du refus de la violence, s’inscrit dans la guerre des mémoires qui s’est installée, notamment en France, comme le produit de cette évolution historique.
Des réseaux pro-Algérie française encore actifs cinquante ans après l’indépendance, cela paraît incroyable !
Ceux-ci sont peu nombreux, mais effectivement très actifs. Ils bénéficient de la crise idéologique de la droite traditionnelle. Cette dernière, fondée en grande partie sur le gaullisme, s’était érigée en opposition avec l’extrême droite, hostile à la décolonisation. Cette frontière-là s’étant affaiblie, des réseaux jusque-là marginalisés ont acquis une très grande force. Des idéologues comme Patrick Buisson, qui n’ont jamais caché leurs sympathies dans leurs travaux sur l’OAS, se sont retrouvés au centre de la décision politique. Dans le cas de Buisson, il est même apparu ces dernières années avec Sarkozy dans un rôle d’idéologue en chef, marginalisant parfois à l’Élysée des conseillers restés dans une filiation gaullienne comme Henri Guaino. C’est très symptomatique.
Vous évoquez l’inauguration, à Perpignan, par un secrétaire d’État, d’un monument en hommage aux partisans de l’Algérie française sans que cela ait suscité beaucoup d’émotion…
Il s’agit de la même chose, engageant cette fois l’État. Cela n’a provoqué que quelques commentaires, pas la moindre manifestation. Or, ce n’est pas une simple survivance du passé. Ceux qui promeuvent ce genre d’hommage s’inscrivent progressivement dans le paysage culturel français, jusqu’à conquérir une place sinon hégémonique du moins majeure. Dans l’entourage immédiat de Jean-François Copé, on trouve d’ailleurs la fille d’un ancien dirigeant de l’OAS qui n’a jamais rien renié. Ce qui n’est pas rien, alors que le Front national réalise des scores de près de 20 % au niveau national. 20px;" alt="" src="https://www.jeuneafrique.com/photos/092013/017092013170440000000JA2749p103.jpg" />En ayant évolué : à l’origine, ses références historiques se trouvaient à Vichy. Aujourd’hui, le réservoir de références, c’est la nostalgie de l’empire, et en particulier de l’Algérie française.
Revenons à Camus. Il divise aussi les Algériens…
Rien d’étonnant si leur rapport à Camus est ambivalent, puisque la matrice culturelle de la pensée comme de la politique reste la guerre d’indépendance. Camus ne se situe pas dans ce champ, il n’appartient pas au creuset révolutionnaire. Alors que le FLN, tout comme une grande partie des intellectuels, se positionne plutôt par rapport à l’histoire du camp socialiste et du nationalisme arabe, Camus s’inscrit plutôt dans le camp de la dissidence libertaire antistalinienne des années 1950. Il y a donc une méfiance, voire un rejet, comme on l’a vu avec Kateb Yacine. Camus, il est vrai, a refusé d’accepter le passage à l’indépendance, restant attaché à l’Algérie de son enfance et appelant de ses voeux une réconciliation intercommunautaire. Tout le drame de Camus, c’est qu’il voulait appartenir à plusieurs mondes. Sans voir que c’était devenu impossible.
La carte de presse d’Albert Camus
© Selva/Leemage
Supposons que Camus ait encore été vivant en 1962. Que peut-on imaginer de sa position ?
Difficile à dire. Qui peut savoir ce qu’il aurait dit et fait ? L’éditorialiste Jean Daniel soutient que Camus se serait rallié au processus indépendantiste, comme son ami l’écrivain Emmanuel Roblès. Ou Jules Roy, ancien officier, qui était même plus radical que Camus dans son refus de l’indépendance. Mais un ami intime de Camus, André Rossfelder, est lui passé à l’OAS… et assure que Camus serait resté fidèle à sa communauté. Comment trancher ? Il y a une indication : quelques mois avant sa mort, en septembre 1959, il approuve le discours de De Gaulle pour un référendum d’autodétermination et contre l’indépendance, mais proposant d’aller vers une solution fédérale. Ensuite de Gaulle, on le sait, a évolué. Peut-on penser que Camus aurait évolué comme lui ? C’est hérétique de le dire, mais on peut supposer que cela aurait été le cas, après s’être aperçu que l’évolution vers une intégration fraternelle et égalitaire était impossible. Peut-être, avec dix ans de décalage, aurait-il emprunté le même chemin que Ferhat Abbas, prônant d’abord l’assimilation, puis l’intégration, l’autonomie, le fédéralisme, l’indépendance. Camus, lui, était déjà passé de la recherche de l’assimilation républicaine des Lumières à celle d’une solution fédérale au moment où il est mort.
>> Lire aussi : Camus et l’Algérie : je t’aime moi non plus
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